Naseer Shamma et l’Orchestre Métropolitain, une histoire à réécrire
Au bout du fil à Toronto, où il vient d’atterrir après son vol depuis Berlin, l’oudiste internationalement réputé Naseer Shamma semble trop excité pour ressentir les affres du décalage horaire: « Pour moi, ce projet de concerts, c’est une exploration des sonorités», celles de la grande tradition musicale du Moyen-Orient et de la musique orchestrale occidentale. Rencontre au sommet ce soir, donc, à la Maison symphonique, qui accueille l’oudiste kurde irakien et l’Orchestre Métropolitain dirigé par Airat Ichmouratov.
Au programme du grand événement de la 18e édition du Festival du monde arabe baptisé Oud à l’Ouest, les oeuvres de Mozart, Vivaldi, Rimsky-Korsakov — avec des arrangements spécialement écrits pour l’instrument millénaire — ainsi que des compositions originales de Shamma. «Tout ce que l’on fait, toutes ces heures de répétition, c’est toujours dans le but d’offrir quelque chose d’important à l’auditoire », s’emballe l’instrumentiste, qui a fondé au Caire en 1999 la première école supérieure d’enseignement de l’oud, la Maison du luth arabe.
«Ce concert à Montréal m’excite beaucoup, puisque ce sera la première fois que je joue avec un orchestre important.»
Bien qu’une oeuvre de Vivaldi soit au programme ce soir, on s’étonne que le répertoire baroque ne soit pas mis davantage en valeur; après tout, les sonorités de l’oud possèdent des caractéristiques qui permettent le rapprochement avec celles du clavecin, non? « Exactement, abonde le virtuose. Vous saviez qu’il existe des oeuvres de Bach pour le luth? Enfin, pour le luth européen, différent de l’oud, évidemment, ne serait-ce que sur le plan technique.»
La rencontre de ces deux univers musicaux distincts pose cependant quelques difficultés pour l’oudiste. D’abord, l’oud a longtemps été un instrument d’accompagnement; au sein d’un orchestre symphonique, il devient soliste — une notion relativement nouvelle pour l’instrument dans la musique moyen-orientale. « L’oud, au fond, c’est comme n’importe quel instrument, relativise Shamma. On en fait ce qu’on veut. Suffit d’avoir idée, un rêve, et la passion pour la mettre en oeuvre, comme ce projet.»
Des improvisations
D’autre part, une grande partie du répertoire traditionnel associé à l’oud est constituée de musique essentiellement improvisée sur la base de thèmes mélodiques et gammes, «un peu comme la musique classique indienne », note le virtuose, qui explique ainsi cette situation: «Vous savez, notre tradition est ancienne. L’histoire de la musique en Irak en est une de huit mille ans! Beaucoup de musique fut alors conservée par écrit; on a retrouvé des partitions datant de trois, quatre mille ans.» La tradition survit dans le coeur et la mémoire des musiciens. La Maison du luth arabe, qu’il a fondée et qu’il dirige toujours — le concert de graduation de la dernière cohorte aura lieu dans quelques semaines —, est un outil de transmission vital pour l’histoire musicale de cette région du globe. «Il nous faut à chaque guerre réécrire toute notre histoire. C’est très difficile», ajoute-t-il.
Sans oublier la lutte contre Daech… Naseer Shamma a accompagné un directeur de l’Organisation mondiale de la santé le mois dernier jusqu’à Mossoul «pour distribuer des médicaments et de l’équipement pour des interventions chirurgicales». Même si la ville fut récemment reconquise par l’armée irakienne des mains de Daech, «la guerre n’est pas terminée, làbas », assure-t-il, déplorant du même souffle l’organisation d’un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien tenu (et remporté par les indépendantistes) le 25 septembre dernier. «Je ne comprends pas pourquoi [le gouvernement du Kurdistan] a décidé de tenir un référendum à ce moment-ci, explique-t-il avec prudence. Tout le monde sait que la situation n’est pas idéale à cause de Daech, mais aussi parce que les pays voisins y sont hostiles. Tenir ça endommage nos relations avec les voisins, où les Kurdes ont beaucoup moins de liberté qu’en Irak. Le gouvernement du Kurdistan irakien est responsable de quatre ou cinq grandes villes, alors qu’en Turquie ou en Syrie, les Kurdes n’ont rien, pas même le droit de parler leur langue. Pour l’instant, les gens ont besoin d’aide — les Kurdes autant que les Irakiens, d’ailleurs. »