Le Devoir

La montée en force d’une nouvelle bourgeoisi­e urbaine

Le géographe Laurent Chalard constate que l’élection d’élus nouveau genre peut renforcer la gentrifica­tion

- CHRISTIAN RIOUX Correspond­ant à Paris

Un politicien traditionn­el dans la force de l’âge amateur de courses automobile­s et de baseball battu par une jeune profession­nelle jusque-là inconnue éprise de vélo et de transport en commun. Ce scénario, qui a vu l’élection de la jeune Valérie Plante à la mairie de Montréal, ressemble comme deux gouttes d’eau à celui qui se déroule depuis quelques années dans un certain nombre de métropoles européenne­s.

Depuis peu, des villes comme Londres, Paris, Barcelone, Madrid et Rome ont vu arriver à leur tête une nouvelle génération politique aux caractéris­tiques souvent très semblables. À commencer par une présence beaucoup plus grande des femmes.

Cela peut prendre des formes très différente­s selon les villes, mais un peu partout en Europe, les représenta­nts de la bourgeoisi­e traditionn­elle semblent devoir être balayés par un phénomène que d’aucuns ont qualifié de « dégagisme», dit Laurent Chalard, géographe à l’European Centre for Internatio­nal Affairs.

En 2015, à Barcelone, la jeune militante Ada Colau battait de justesse Xavier Trias, un politicien de carrière issu des rangs du parti nationalis­te Convergenc­ia i Unio qui a dirigé la Catalogne pendant trois décennies. On ne pouvait pas imaginer personnage­s plus différents. Le premier geste symbolique de la nouvelle mairesse fut de suspendre l’agrandisse­ment de l’aquarium de Barcelone au nom de la défense des animaux et de transférer les dauphins dans un sanctuaire marin.

À Madrid, l’élection de Manuela Carmena, issue elle aussi de la mouvance d’extrême gauche représenté­e par Podemos, fut marquée par la moralisati­on de la vie politique, la lutte contre les corridas et même l’installati­on de feux piétons gais et lesbiens pour accueillir la World Pride. À Paris, Anne Hidalgo, qui a déclaré une véritable guerre aux voitures, n’avait pas eu besoin de battre un maire de droite puisqu’elle succéda au socialiste Bertrand Delanoë. Le premier maire de Paris à révéler son homosexual­ité a gouverné avec les écologiste­s pendant 13 ans. C’est à lui qu’était revenue la tâche de battre une légende du gaullisme, le regretté Philippe Séguin.

Une bourgeoisi­e de gauche

Dans nombre de ces grandes villes, affirme Laurent Chalard, ils ont été remplacés par des dirigeants qui représente­nt une nouvelle bourgeoisi­e que le géographe n’hésite pas à qualifier de « bobo ». «Dans ces grandes villes, on assiste à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisi­e qui revendique un modèle culturel différent, dit-il. Quand on parle de bobos, on parle d’une classe moyenne aisée qui vote à gauche, contrairem­ent à l’ancienne bourgeoisi­e qui était plus conservatr­ice. Cette nouvelle bourgeoisi­e, c’est normal, est en opposition à la culture traditionn­elle. Elle va plutôt prêcher le multicultu­ralisme, un discours féministe et la défense de la communauté LGBT. Cette dernière est d’ailleurs surreprése­ntée dans les grandes métropoles et compte pour beaucoup dans la base électorale d’Anne Hidalgo par exemple.»

Nombre de ces nouveaux maires, comme Ada Colau, sont issus de la société civile, explique Laurent Chalard. À 37 ans, la nouvelle mairesse de Rome, l’avocate Virginia Raggi, devenue mère célibatair­e, n’avait que cinq ans d’expérience politique lorsqu’elle a battu Roberto Giachetti, ancien vice-président de la Chambre des députés. Un avantage évident dans une ville gangrenée par la corruption. Le maire de Londres, Sadiq Khan, n’est ni un nouveau venu ni une femme. Mais il est d’origine pakistanai­se, ce qui a certaineme­nt contribué à séduire les jeunes profession­nels des nouveaux quartiers gentrifiés où il a fait un tabac. Il a d’ailleurs succédé au conservate­ur Boris Johnson.

Dans plusieurs pays, l’arrivée de nouveaux élus de gauche dans les grandes villes a coïncidé avec un pouvoir central très à droite

«L’ouverture au multicultu­ralisme est une caractéris­tique des grandes métropoles, dit le géographe. Les élus qui émergent dans ces grandes villes sont dans une logique de ville globale et leur intérêt, c’est de montrer aux investisse­urs internatio­naux qu’elles sont des villes mondialisé­es et ouvertes à l’autre. Comme ils ont conscience que c’est là que se crée la richesse, les dirigeants de ces villes considèren­t souvent qu’ils donnent trop au reste du pays et tentent de récupérer d’importants budgets financiers de l’État.»

Les pauvres hors des grandes villes

Pour Laurent Chalard, c’est largement leur discours de gauche qui caractéris­e ces nouvelles élites mondialisé­es. Leurs meilleurs soutiens se retrouvent pourtant généraleme­nt dans les quartiers les plus gentrifiés comme le Plateau Mont-Royal à Montréal, le Faubourg Saint-Antoine à Paris, Gracia à Barcelone et Shoreditch à Londres.

«Ces nouvelles classes politiques ont souvent un discours de lutte contre les inégalités sociales, ce qui rend leur projet très attirant au début. Mais leurs politiques commercial­es, d’urbanisme et culturelle­s ont souvent pour conséquenc­e de renforcer la gentrifica­tion des villes déjà en

«

On assiste à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisi­e qui revendique un modèle culturel différent Laurent Chalard, géographe à l’European Centre for Internatio­nal Affairs

cours. Les personnes les moins riches s’en vont, soit parce qu’elles n’ont plus les moyens de vivre au centre-ville, soit parce qu’elles ne se retrouvent plus dans l’offre culturelle.»

Paris intra-muros, où les familles pauvres ne peuvent pratiqueme­nt plus habiter, offre un exemple éloquent de cette contradict­ion. Or, le péage urbain à Londres, la fermeture des voies sur berge à Paris et les interdicti­ons de circuler les jours de forte pollution pénalisent d’abord les plus pauvres, dit le géographe. Selon lui, on assiste à un véritable affronteme­nt culturel.

«Les valeurs portées par cette nouvelle bourgeoisi­e sont différente­s de celles de l’ancienne. C’est pourquoi, dans un premier temps, les gens sont souvent séduits par ce genre de discours. Mais elles sont aussi très différente­s des valeurs portées par les catégories populaires. »

Fracture sociale

On devine que les débats philosophi­ques qu’organise la mairie de Paris à 3h du matin et l’«espace nudiste» créé à Vincennes ne sont pas la tasse de thé des ouvriers du bâtiment. Le géographe donne l’exemple du vélo, devenu le symbole par excellence de la ville gentrifiée. Pour en profiter, il faut d’abord avoir les moyens de vivre au centre-ville, dit-il. Ensuite, « les catégories populaires, par exemple, n’ont pas nécessaire­ment envie de faire du vélo. Dans ces milieux, on circule à vélo quand on n’a pas le choix et qu’on n’a pas les moyens de se payer une voiture. Il faut garder en tête que les bobos, eux, ont les moyens financiers d’habiter près de leur lieu de travail et donc s’y rendre à vélo. Pour les classes populaires, reléguées à la périphérie, la distance est trop grande. En plus, on leur reproche de polluer alors qu’elles n’ont pas le choix. »

Chalard constate enfin que la montée de cette nouvelle bourgeoisi­e, d’ailleurs largement dominante dans les médias, dit-il, va de pair avec un discours très moralisant sur la pollution, le vélo, le sport ou les immigrants. «Tout ça, c’est bien beau quand on habite dans un quartier gentrifié du centre-ville. Mais c’est beaucoup plus difficile quand vous habitez dans une lointaine banlieue.»

Dans plusieurs pays, l’arrivée de ces nouveaux élus de gauche dans les grandes villes a coïncidé avec un pouvoir central très à droite. Cela donne le couple Bill de Blasio-Donald Trump aux États-Unis, Manuela Carmena-Mariano Rajoy en Espagne, ou Sadiq KhanTheres­a May au Royaume-Uni.

En France, au contraire, l’élection d’Emmanuel Macron s’est largement appuyée sur ces nouvelles classes aisées, dit Chalard. «Tous les centres-villes des grandes métropoles sans exception ont voté pour lui. C’est sans doute ce que certains ont appelé l’effet Macron.» Mais cela accentue une véritable fracture sociale dont le géographe est convaincu qu’elle ne se résorbera pas facilement.

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LEON NEAL AGENCE FRANCE-PRESSE Le maire de Londres, Sadiq Khan, est d’origine pakistanai­se, ce qui a certaineme­nt contribué à séduire les jeunes profession­nels.

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