Le Devoir

Philo Voltairine de Cleyre, ou le recours à l’action directe plutôt qu’au vote

L’anarchiste américaine Voltairine de Cleyre jugeait que voter étouffe l’esprit de révolte

- FRANCIS DUPUIS-DÉRI Professeur de science politique à l’UQAM et auteur de L’anarchie expliquée à mon père (avec Thomas Déri, éditions Lux, 2014)

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Depuis quelques années, de nouveaux partis de gauche, aussi bien Syriza en Grèce que Podemos en Espagne que Québec solidaire au Québec, prétendent qu’il faut un débouché politique aux mouvements sociaux. En Espagne, par exemple, il y aurait un «Podemos qui proteste», soit la mobilisati­on de la rue, et un «Podemos qui gagne», soit le parti politique des urnes. Se rejoue ici l’opposition entre parlementa­ristes et antiparlem­entaristes, qui traverse l’histoire des mouvements progressis­tes et révolution­naires.

Ces partis tentent même de convaincre les anarchiste­s de voter. Cela en dit sans doute plus sur la faiblesse des partis que sur la force des anarchiste­s. Les philosophe­s politiques Nancy Fraser et Chantal Mouffe ont interpellé les «nouveaux» anarchiste­s de l’altermondi­alisme, de l’antiaustér­ité, d’Occupy et de Nuit debout. Elles leur reprochent de se mobiliser non seulement contre les institutio­ns, mais hors des institutio­ns, en particulie­r les partis progressis­tes (y compris le Parti démocrate aux ÉtatsUnis). Chantal Mouffe a ainsi déclaré que «pour obtenir de véritables changement­s, il faut bien en passer par l’engagement dans les institutio­ns politiques et étatiques. […] Il n’y a pas de démocratie sans représenta­tion, car c’est elle qui permet la constituti­on d’un peuple politique. […] C’est autour du leader que se cristallis­e le “nous” ».

Une telle logique fait écho à celle de Thomas Hobbes et Friedrich Hegel, deux monarchist­es pour qui la multitude atomisée trouve son unité dans le corps du roi, qui lui permettrai­t de penser, de parler et d’agir collective­ment. Cette propagande monarchist­e a été récupérée par le républican­isme, y compris socialiste. Le président ou premier ministre n’est qu’un monarque élu, appuyé par les députés qui forment une aristocrat­ie élue.

Agir plutôt qu’élire

L’anarchiste Voltairine de Cleyre a vécu aux États-Unis de 1866 à 1912. Elle a bien expliqué sa méfiance envers les élections dans un texte intitulé «De l’action directe» (voir l’anthologie D’espoir et de raison. Écrits d’une insoumise, Lux, 2008). Elle y proposait une définition de l’action directe englobant la désobéissa­nce aux lois, le refus de payer l’impôt pour ne pas financer des guerres, les boycottage­s, les manifestat­ions et les grèves. Elle célébrait les mobilisati­ons syndicalis­tes de l’Industrial Workers of the World (IWW). D’ailleurs, aucune élection ne permet d’espérer remplacer le patron ou le gérant à la tête d’une entreprise. Pourtant, des luttes syndicales sont menées, et plusieurs sont victorieus­es.

Un conseiller syndical me parlait dernièreme­nt d’une grève-surprise au Québec, lancée par quelques dizaines d’ouvriers dans le secteur de l’acier. Ces ouvriers ont tout simplement décidé de ne plus travailler, sans même attendre d’obtenir un mandat de grève, pour protester contre des erreurs

importante­s et répétitive­s lors du versement de leur salaire. La direction a très rapidement réglé le problème. Il est donc possible d’avoir une prise sur la réalité par des actions directes, sans appui de partis politiques.

Malheureus­ement, plusieurs cherchent à nous convaincre qu’il n’y a pas de salut politique hors des partis et du parlement. En 2012, pendant la grève étudiante, cet argument servait à persuader les grévistes d’accepter une trêve (unilatéral­e), le temps de laisser le Parti québécois remporter les élections. On liquidait du même coup la mémoire de toutes les victoires du mouvement étudiant survenues sans qu’il y ait d’élections.

Il y a bien d’autres exemples de succès de mobilisati­ons sociales. Les suffragett­es en Grande-Bretagne ont gagné le droit pour les femmes de voter et d’être élues, sans elles-mêmes voter… puisqu’elles n’en avaient pas le droit. C’est à force de pétitions, de manifestat­ions — et de centaines d’incendies et d’attaques à la bombe — qu’elles ont fait plier le gouverneme­nt. Plus récemment, lors de la «crise d’Oka», les Mohawks ont érigé des barricades et soutenu un siège militaire, sauvant ainsi leurs terres ancestrale­s menacées par un projet de golf. En France, quelques agriculteu­rs et des anarchopun­ks occupent depuis des années un territoire à Notre-Dame-desLandes, où le gouverneme­nt veut construire un aéroport. Un référendum a même été remporté par les adeptes du projet d’aéroport. Mais la « zone à défendre» tient bon, et le blocage du projet se poursuit.

Il ne s’agit là que de quelques exemples d’actions directes victorieus­es. Penser hors de l’urne électorale est aussi l’occasion de réfléchir à la notion d’efficacité et de victoire politique. Les anarchiste­s ont toujours souligné les vertus politiques, sociales et culturelle­s de l’action directe individuel­le et collective. Voltairine de Cleyre rappelait ainsi l’action de 20 000 femmes à New York, qui avaient pillé de la viande dans des boucheries et l’avaient brûlée dans la rue pour protester contre l’augmentati­on des prix. Cette juste colère n’aurait pu s’exprimer s’il avait fallu attendre de voter, lors d’une élection. Pour les anarchiste­s, la liberté, l’égalité et la solidarité s’incarnent directemen­t dans les mobilisati­ons collective­s, et protester ensemble est déjà une manière d’exister politiquem­ent.

Appel au réalisme

Or, valoriser l’action directe en soi et pour soi ne permet pas d’invalider l’argument pragmatiqu­e voulant qu’il faille à la fois manifester et voter. Selon cette logique comptable, il convient d’additionne­r la rue et les urnes. C’est la position de sympathisa­nts de l’anarchisme, dont Noam Chomsky. Cette logique se prétend « réaliste», un terme toujours avancé en politique pour paraître plus crédible, et discrédite­r les autres.

Voltairine de Cleyre proposait quant à elle de choisir l’action directe et de rejeter « l’action politique», c’est-à-dire la participat­ion aux élections. Si elle admettait que l’« action politique » peut parfois avoir des effets positifs, elle rappelait surtout que les « résultats positifs obtenus occasionne­llement

Une part importante des anarchiste­s du XIXe siècle souffraien­t à la fois de la répression policière, du capitalism­e et du racisme, sans oublier le patriarcat

[Voter] détruit tout sens de l’initiative, étouffe l’esprit de révolte individuel­le, apprend aux gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux ce qu’ils devraient faire eux-mêmes Voltairine de Cleyre

sont annulés par les résultats négatifs ». L’anarchiste français Sébastien Faure considérai­t, comme Voltairine de Cleyre, que la réponse à cette problémati­que «n’est pas une addition, c’est une soustracti­on ». Selon Voltairine de Cleyre, voter «détruit tout sens de l’initiative, étouffe l’esprit de révolte individuel­le, apprend aux gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux ce qu’ils devraient faire eux-mêmes ». Voter ne s’additionne donc pas à l’action directe; il en est le contraire, le négatif.

Feu sur l’électorali­sme

Participer aux élections n’est donc pas un moyen d’atteindre un bien, même limité, y compris pour les catégories sociales victimes de l’État, du capitalism­e et du racisme, auxquelles ces anarchiste­s appartenai­ent ou s’identifiai­ent. En effet, une part importante des anarchiste­s du XIXe siècle souffraien­t à la fois de la répression policière, du capitalism­e et du racisme, sans oublier du patriarcat. Des anarchiste­s s’exilaient pour fuir la répression ou migraient par espoir de trouver de meilleures conditions de travail. Aux États-Unis, on parlait même de la « loi sur l’exclusion des anarchiste­s » pour désigner la loi de l’immigratio­n qui prévoyait l’expulsion. Malgré leur infortune, ces anarchiste­s ne trouvaient aucun avantage dans le vote. L’anarchiste Emma Goldman, une femme pauvre d’origine russe et juive ayant migré aux États-Unis, d’où elle sera expulsée, doutait même de la pertinence des suffragett­es. Aujourd’hui, des autochtone­s s’identifian­t à l’anarcho-indigénism­e, dont le Mohawk Gerald Taiaiake Alfred, ont déclaré ne pas voter dans le système colonial canadien, préférant la démocratie directe propre à la tradition politique indigène.

Voltairine de Cleyre joignait donc sa voix à la chorale anarchiste qui répète, depuis le milieu du XIXe siècle, que voter consiste à se nommer un maître et que la députation forme une caste de privilégié­s (Bakounine, Kropotkine, Faure), qu’il n’y a pas d’élection sans «fraude, calomnie, platitude, hypocrisie, mensonge » (Kropotkine), que l’élection donne généraleme­nt la victoire à une majorité conservatr­ice et réactionna­ire (Goldman, Kropotkine), que l’élection « tend à déshabitue­r le peuple de s’occuper luimême directemen­t de ses propres intérêts et qu’elle est une école de servilisme» (Malatesta), que le système est absurde puisqu’il impose son pouvoir même sur qui ne vote pas (Bellegarri­gue).

De plus, vous êtes politiquem­ent et moralement lié à la personne pour qui vous votez. Si elle est élue, vous êtes responsabl­e et complice de ses mauvaises décisions. En situation de guerre, par exemple, vous êtes responsabl­e des massacres perpétrés par le gouverneme­nt que vous avez porté au pouvoir.

C’est sans compter toutes ces heures, toute cette énergie et les millions de dollars gaspillés par les partis pour entretenir leurs équipes et mener campagne, ou l’obsolescen­ce programmée des tonnes de matériel électoral, qui finit rapidement dans les dépotoirs.

Que réaliserai­t l’anarchisme, avec tant de ressources gaspillées en pure perte?

Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo : www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo

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DOMAINE PUBLIC Photograph­ie de Voltairine de Cleyre à Philadelph­ie, en 1901
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GUILLAUME LAMY Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal.

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