Le Devoir

Catalogne et Québec : l’envers de la loi

- SARAH LABELLE Bachelière en histoire ANNE-MARIE SICOTTE Écrivaine et historienn­e

Le mot a été lâché en Espagne : rébellion. Pour la récente déclaratio­n d’indépendan­ce de la Generalita­t de Catalunya, plusieurs membres du gouverneme­nt, dont Carles Puigdemont, sont poursuivis par le procureur général de l’État espagnol et risquent la prison.

La parenté avec le Québec est frappante. On oublie trop souvent que parmi les milliers de «rebelles» poursuivis par les autorités exécutives en 1837, puis condamnés à l’exil, figuraient une dizaine de députés de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada.

De surcroît, le Parlement espagnol a décrété la dissolutio­n de celui de la Catalogne, assortie d’élections générales anticipées. Cette tactique, un abus de pouvoir, était utilisée en BasCanada, peu importe si elle paralysait les affaires publiques et si l’exaspérati­on populaire montait d’un autre cran.

Entre 1809 et 1816, deux gouverneur­s successifs envoyés par Londres, Craig et Drummond, ont «cassé» la chambre d’assemblée à trois reprises, avec les remercieme­nts des favoris de l’exécutif colonial. Les deux premières fois, c’était parce qu’elle réclamait son droit de gérer le budget provincial. La troisième, c’était pour la punir d’avoir mis en accusation deux juges aux tendances despotique­s.

Le Parlement espagnol n’a qu’un mot à la bouche pour justifier son droit de refuser l’indépendan­ce catalane: la loi, c’està-dire la Constituti­on, ou charte qui instaure les bases du gouverneme­nt, du système de justice et des autres institutio­ns nécessaire­s à la vie collective.

Avant, il n’y avait rien; sans elle, ce sera le chaos ou le retour à l’obscuranti­sme des temps anciens. Pourtant, la Loi constituti­onnelle qu’invoque le président espagnol comme immuable a subi bien des aléas.

Mise sous tutelle

Longtemps, la Principaut­é de Catalogne a été autonome. Dès le Moyen Âge, elle formait une union de comtés indépendan­ts d’une immense vitalité, avec un régime légal uniforme et le catalan comme langue officielle. Mais la fin de la guerre de Succession d’Espagne a signifié la capitulati­on de Barcelone comme capitale en 1714, à la suite de la conquête du trône espagnol par la famille royale française.

Au début du XXe siècle, au moment de la proclamati­on de république espagnole, les nationalis­tes catalans en ont profité pour réactualis­er leurs bases pour la Constituti­on régionale catalane, rédigées quelques décennies plus tôt par assemblée constituan­te. En 1932, l’autonomie politique a été octroyée à la Catalogne, ce qui a mis fin à deux siècles de mise sous tutelle par la monarchie espagnole.

Puis est sur venu le dictateur Franco, dont le règne carburait à la répression: arrestatio­ns et disparitio­ns, exécutions et censure, interdicti­on de l’apprentiss­age du catalan. Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que la Catalogne a retrouvé son statut autonome avec un Parlement élu. En 2006, sa nouvelle Charte d’autonomie — approuvée par les parlements catalan et espagnol, puis par référendum — la dotait de compétence­s élargies et d’un statut de nation distincte.

Cette embellie, ou transition démocratiq­ue, est désormais chose du passé. Le Partido Popular d’Espagne, bâti sur les ruines franquiste­s, a intenté une poursuite et la Charte a été rejetée par la Cour suprême espagnole en 2010. À cause de l’intransige­ance du pouvoir fédéral, la seule option pour la Catalogne est devenue l’indépendan­ce.

Lors de leurs colossales manifestat­ions, les Catalans scandent : Som una nació. Nosaltres decidim. (Nous sommes une nation. Nous décidons.) S’ensuivront deux référendum­s déclarés illégaux par Madrid, en 2014 et 2017, ce dernier souillé de violences orchestrée­s depuis la capitale espagnole.

Fondement de l’État, la Constituti­on est un contrat social pris à une époque donnée, une législatio­n vivante qui doit être réactualis­ée à mesure que les besoins changent. Ce qu’elle n’est pas : une loi impérissab­le, qu’il faut respecter à tout prix au risque de se faire accuser de sédition, comme voudrait faire croire le gouverneme­nt espagnol.

Le cas du Bas-Canada

Si la Constituti­on fixe les paramètres d’un gouverneme­nt représenta­tif et que celui-ci est une démocratie censée représente­r les intérêts du peuple, alors invoquer la Constituti­on — la loi — comme rempart à la nouveauté n’a strictemen­t aucun sens. Les Canadiens, devenus sujets britanniqu­es en 1760, n’ont rien eu de plus pressé que de réclamer la souveraine­té législativ­e que leur mère patrie octroyait rapidement à toutes ses colonies. Leur philosophi­e était simple: un peuple appelé à donner son avis éclairé, au moins en choisissan­t conscienci­eusement ses représenta­nts, ne peut avoir tort, contrairem­ent à quelques privilégié­s qui confondent leur profit personnel avec l’intérêt public.

La Constituti­on sera constammen­t remise en doute par la riche oligarchie qui tient les rênes de l’exécutif colonial et qui accapare les instances de pouvoir. N’aimant guère la Chambre d’assemblée élue qui résiste à la corruption électorale, ces hommes puissants réclament sa disparitio­n. Abolition pure et simple, union législativ­e avec l’Ontario ou vaste union fédérale de toutes les colonies britanniqu­es, tous ces plans sont proposés, discutés et ouvertemen­t publicisés.

Puis, au tournant des années 1830, le remaniemen­t de la Constituti­on devient un crime de lèse-majesté pour les membres de l’oligarchie. C’est que pour saper le pouvoir quasi absolu des favoris de l’exécutif détenant toutes les places au faîte de l’appareil d’État, les habitants du Bas-Canada plaident désormais pour d’indispensa­bles changement­s constituti­onnels, notamment rendre responsabl­es les membres du conseil législatif (Sénat) et du conseil exécutif. Le gouverneme­nt colonial finit par assujettir le Bas-Canada par les persécutio­ns judiciaire­s et la terreur militaire. La Chambre d’assemblée est supprimée et une nouvelle Constituti­on réunit la Province of Quebec et l’Ontario sous une seule législatur­e. La fédération de 1867 consacre la mise sous tutelle de l’ancien Bas-Canada.

En vaste majorité, les Canadiens d’avant les rébellions avaient compris que la Constituti­on était un outil pour faire contrepoid­s à un pouvoir arbitraire. Socle pour bâtir un programme législatif tourné vers le bien-être collectif, la Constituti­on avait fait d’eux des sujets britanniqu­es disposant des libertés enchâssées dans le régime constituti­onnel de la mère patrie: liberté de parole, d’opinion et d’associatio­n, liberté de presse et de suffrage. En conséquenc­e, un peuple ou nation avait parfaiteme­nt le droit de se réunir en assemblée constituan­te afin de se donner le régime gouverneme­ntal et légal qui lui convenait. Rien n’interdisai­t de requérir une séparation territoria­le et le démembreme­nt d’un État, surtout si la Constituti­on n’est pas le résultat d’un progrès constant, mais d’un processus chaotique totalement dépour vu de noblesse.

Comme pour les Bas-Canadiens, l’instance suprême espagnole utilise les arguments d’illégalité et de rébellion pour justifier la mise sous tutelle de la Generalita­t de Catalunya et la répression devant les tribunaux. Ce qui est en jeu pour le gouverneme­nt espagnol, ce n’est pas une majestueus­e et intouchabl­e loi ou Constituti­on, mais le démembreme­nt d’un territoire sur lequel il ne veut pas perdre son hégémonie parce qu’il tire profit de ses richesses. Pour tout gouverneme­nt fédéral, la stratégie de la rigidité constituti­onnelle est payante…

La Constituti­on n’est pas une loi impérissab­le, comme voudrait faire croire le gouverneme­nt espagnol

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PAU BARRENA AGENCE FRANCE-PRESSE Pour la récente déclaratio­n d’indépendan­ce de la Catalogne, plusieurs membres du gouverneme­nt sont poursuivis par le procureur général de l’État espagnol et risquent la prison.

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