Des nouvelles du paradis
C’est à croire parfois que rien ne changera jamais avec les paradis fiscaux. En fait, il se peut qu’on ne soit seulement pas assez patients. Mais aussi que ce soit un peu vrai.
La plupart des gens ont probablement eu la même réaction. «Encore!?» «Mais ça n’arrêtera donc jamais!» «Qu’est-ce qu’attendent les gouvernements?!» Après les Luxleaks, les Swiss Leaks et autres Panana Papers, on a eu droit cette semaine aux Paradise Papers, un autre déballage d’opérations financières et de bricolages comptables pas très nets dont l’objectif inavoué, mais pas très subtil, semble uniquement de permettre aux multinationales et aux super-riches de se servir de pays de complaisance pour ne pas payer leur juste part d’impôt.
Comme souvent, il y avait plusieurs gros noms à se mettre sous la dent, dont les chanteurs Bono et Madonna, le pilote de F1 Lewis Hamilton, le ministre du Commerce de Donald Trump et même (horreur!) Sa Majesté la reine Élisabeth deuxième du nom. Il y avait aussi des stars du monde des affaires comme Apple, Nike, Uber et Tesla. Comme la principale source d’information — la réputée firme d’avocats gagnante de nombreux prix Appleby — avait une belle clientèle au Canada, on a retrouvé dans 13 millions de documents dévoilés plus de 3300 noms de compagnies et de particuliers bien de chez nous, dont trois anciens premiers ministres canadiens, deux grands argentiers du Parti libéral fédéral, la pétrolière Suncor, les épiceries Loblaw, Hydro-Québec et même (double horreur!) Sa Sainteté le Canadien de Montréal.
Tout ce beau monde a catégoriquement nié avoir fait quoi que ce soit d’illégal. Les autorités fiscales canadiennes ont immédiatement promis de faire enquête et de sanctionner ceux qui seront pris en faute, mais il est probable, ont dit des experts, que dans la plupart des cas on ne trouve rien, en effet, de strictement illégal.
Ras-le-bol
Le sentiment général, cette semaine, en a probablement plus été un d’écoeurement que d’étonnement. Autrefois plus confidentielles, ces pratiques ont pris beaucoup d’ampleur avec la mondialisation de l’économie, Internet et la déréglementation des flux financiers.
Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les acrobaties comptables des multinationales font perdre chaque année entre 100 et 240 milliards de revenus fiscaux, soit l’équivalent de 4 à 10% de leurs recettes d’impôt sur les entreprises, et pénaliseraient particulièrement les pays les plus pauvres. Du côté des particuliers, l’expert mondial Gabriel Zucman estimait, dans le New York Times vendredi, que les « ultrariches » valant 50 millions et plus comptent à eux seuls pour plus de la moitié des 8 700 milliards cachés par des particuliers dans des paradis fiscaux et équivalant à presque 12 % du PIB mondial.
L’ampleur de la saignée fiscale a fini par convaincre les gouvernements de passer à l’action, d’autant plu que leurs populations acceptent de plus en plus mal d’être prises pour des poires qui devraient, elles, continuer de payer leurs impôts.
Ottawa dit cette semaine avoir investi 1 milliard dans la lutte contre l’évasion fiscale et avoir dans sa mire pour 25 milliards d’impôts impayés, d’intérêts et de pénalités, mais l’an dernier ces pénalités ne se sont élevées qu’à un bien plus modeste montant de 44 millions.
Québec a annoncé vendredi qu’il créera une «unité spéciale» chargée de traquer les mauvais contribuables cachés dans les paradis fiscaux. On estime actuellement être floué chaque année de 159 millions par les multinationales et de 270 millions par des particuliers. On compte notamment se servir des données qui proviendront des nouvelles règles de transparence auxquelles travaille l’OCDE depuis des années et que les pays commencent enfin à mettre en place.
Laisser le temps au temps
Ces règles prévoient notamment la fin du secret bancaire par l’échange automatique d’informations entre les pays sur les avoirs financiers détenus par des ressortissants étrangers. Elles visent aussi à forcer les multinationales à dévoiler pour chaque pays leurs chiffres d’affaires, la taille de leurs profits et la somme des impôts versés afin de bien faire apparaître les cas où ces trois réalités sont trop éloignées les unes des autres.
«Les États peuvent-ils agir? Oui, pour autant qu’il y ait de la volonté politique», a déclaré jeudi le responsable du dossier à l’OCDE, Pascal Saint-Amans, en visant particulièrement le club des vingt plus grandes puissances mondiales (G20). Comme ces enjeux sont complexes et obligeront à tordre le bras à encore bien des paradis fiscaux, il faudra probablement autant de temps pour mettre en place les nouvelles règles qu’il en a fallu pour les élaborer, a-t-il prévenu. Contrairement « au temps médiatique », «dix ans, ce n’est pas long pour le temps économique », a-t-il fait valoir.
Avec toute cette lumière jetée sur les paradis fiscaux, les particuliers n’auront bientôt plus d’endroit où ils pourront se cacher du fisc, a estimé vendredi au Devoir le professeur de fiscalité internationale à HEC Montréal JeanPierre Vidal, lors d’une entrevue diffusée en direct sur Facebook.
On risque cependant d’avoir beaucoup plus de mal avec les multinationales, craint-il. Pas parce que les nouvelles règles ne permettront pas de mieux voir ce qui se passe, mais parce que les gouvernements continueront d’être en concurrence les uns contre les autres pour attirer les compagnies avec leurs emplois et leurs profits. Et qu’ils continueront de leur accorder des rabais fiscaux pour les attirer.