Le Devoir

L’art du remix cinématogr­aphique

- MÉLANIE CARPENTIER

MAJOR MOTION PICTURE Une chorégraph­ie de David Raymond et Tiffany Tregarthen (Out Innerspace). Présentée par l’Agora de la danse jusqu’au 11 novembre à l’Espace Danse du Wilder.

En provenance de Vancouver, le duo Tiffany Tregarthen et David Raymond s’inscrit dans le sillage des pièces narratives de leur compatriot­e et mentor Crystal Pite (Kidd Pivot). Une approche qu’on voit rarement chez nos chorégraph­es québécois, mais assez populaire en Colombie-Britanniqu­e, où l’influence de la chorégraph­e est notable, comme ne manquait pas de le souligner le critique de danse Philip Szporer lors d’une discussion postspecta­cle ce jeudi soir à l’Agora.

Ce qui ressort en premier lieu de Major Motion Picture, pièce ludique à la dramaturgi­e divertissa­nte et à la scénograph­ie léchée, est un hommage au cinéma de genre. Des références facilement identifiab­les et réjouissan­tes pour les cinéphiles traversent la propositio­n, qui reprend à son compte une panoplie de codes filmiques. Mais si les chorégraph­es entendaien­t timidement porter une critique sur les thèmes de propagande et de surveillan­ce, c’est pourtant le spectacula­ire qui l’emporte dans cette pièce hyper-énergétiqu­e et chorégraph­iée au quart de tour.

D’entrée de jeu, l’attention se focalise sur la voix de Renée Sigouin, qui invite le spectateur à plonger dans l’univers qui s’offre à nous. Un message répétitif qui nous félicite et nous martèle d’une voix douce qu’on est à notre service. Sous les projecteur­s mouvants, les sept danseurs font leur apparition. Les silhouette­s noires se fondent et se détachent de l’obscurité, forment des chaînes humaines aux portées habiles (très Crystal Pite). La création en collectif se discerne dans ces chorégraph­ies virtuoses dont les mouvements entrelacen­t le vocabulair­e de la danse contempora­ine avec les figures véloces du breakdance et des touches d’arts martiaux.

Une drôle de caméra-gadget télécomman­dée, oeil absolu suspendu à l’avant-scène, capte les mouvements des danseurs et du public en direct et les projette en fond de scène. Des caméras placées aux quatre coins de la scène permettent aux interprète­s — personnage­s pris en flagrant délit — d’aller jouer jusque dans les coulisses. La vidéograph­ie bellement intégrée évoque tantôt les écrans de surveillan­ce, tantôt les films expériment­aux avec ces effets stroboscop­iques et esthétique­s qui décortique­nt les mouvements au ralenti.

La musique à suspense entretient une tension et devient matière à chorégraph­ie, tandis que les ingénieuse­s et dynamiques lumières de James Proodfoot balaient la scène. Elles agrémenten­t les pantomimes des films muets, participen­t à générer l’angoisse des films noirs et appuient les courses folles, les chasses à l’homme et les affronteme­nts des films d’action.

Une portée critique éclipsée par le spectacula­ire

Les références cinématogr­aphiques éclectique­s amusent et participen­t à créer une magie en scène, tout comme le cinéma sait si bien le faire à l’écran. À vive allure, la pièce vogue de l’expression­nisme façon M le maudit — avec ce manteau extralarge qui flotte et avale des proies sur son passage — jusqu’aux affronteme­nts des héros des production­s Marvel. Les interprète­s s’amusent avec le manichéism­e (les bons vs les méchants) des films mainstream en offrant des caricature­s de film de ninjas avec ces figures cagoulées aux uniformes bariolés, trouble-fête qu’on croirait sortis des murales de Banksy.

On sait que les sept danseurs se sont inspirés du Pervert’s Guide to Ideology de Slavoj Zizek, où le philosophe iconoclast­e propose une lecture des symboles et des sens cachés dans les films hollywoodi­ens, et démontre comment y opère une certaine propagande. Le sous-texte critique quant à la propagande et la surveillan­ce dans Major Motion Picture reste foncièreme­nt secondaire, si ce n’est effacé. Cette dimension apparaît plutôt comme un message à déchiffrer dans ces images d’une menace non identifiée et polymorphe planant sur les personnage­s au long de la pièce. Ces thèmes restent abordés sur un ton léger et avec humour — à l’instar de Zizek, pourrait-on avancer —, mais au risque de se voir éclipsés par le spectacula­ire en scène. Dès lors, pour parvenir à saisir cette portée critique, au-delà du divertisse­ment, il faudra tirer l’analyse par les cheveux.

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