Témoins vedettes pour la reine du crime
Le crime de l’Orient-Express renoue avec la tradition des adaptations d’Agatha Christie aux génériques garnis de stars
Le nom d’Agatha Christie demeure l’un des plus connus de la littérature. Et de la télévision, et du cinéma, en l’occurrence, tant les adaptations de ses romans policiers en séries et en films furent nombreuses. La plus récente à paraître au grand écran est Le crime de l’Orient-Express. C’est là l’une des histoires les plus célèbres de la «Reine du crime». En matière de notoriété, le film n’est pas en reste avec des vedettes telles Judi Dench, Johnny Depp, Michelle Pfeiffer, Penélope Cruz et la révélation de Star Wars, Daisy Ridley. Sans oublier l’acteur-réalisateur Kenneth Branagh, qui y tient le rôle du détective Hercule Poirot. Or, loin d’être exceptionnelle, cette abondance de gros noms sur la marquise renoue avec une tradition lancée autrefois par… la première adaptation du même roman.
Pour mémoire, Le crime de l’Orient-Express (Murder on the Orient-Express) fut publié en 1934 et connut un succès immédiat, la norme pour les romans d’Agatha Christie. Enthousiaste, quoiqu’empreinte d’un certain paternalisme (la norme pour les romans d’Agatha Christie, bis.), la critique salua le caractère particulièrement ingénieux de l’intrigue dont on taira le dénouement.
Hercule Poirot, détective privé belge dont les facultés de déduction prodigieuses n’ont d’égales que la hauteur de l’estime qu’il a de lui-même, mène l’enquête après qu’un passager eut été assassiné dans le Simplon-Orient-Express parti d’Istanbul à destination de Londres. Puisque le train est bloqué par la neige, Poirot peut interroger à son aise les voyageurs, tous plus suspects les uns que les autres. Parmi ceux-ci: une princesse russe, un colonel anglais, une missionnaire suédoise, un comte et une comtesse hongrois, un vendeur de voitures italien, entre autres personnages bigarrés.
Prestige en hausse
La version cinématographique de 1974 faillit ne pas voir le jour, car Agatha Christie, lasse que le cinéma trahisse ses romans, avait décidé de ne plus vendre de droits d’adaptation. Déployant une importante opération charme, les producteurs John Brabourne et Richard B. Goodwin la convainquirent de se raviser.
Une fois la participation du célèbre réalisateur américain Sidney Lumet (Douze hommes en colère, Un après-midi de chien) assurée, le scénariste Paul Dehn (Goldfinger, L’espion qui venait du froid) se mit à l’ouvrage. Dès lors, une distribution cinq étoiles s’agglutina autour du projet, dont Lauren Bacall, Vanessa Redgrave, Anthony Perkins, Sean Connery, Ingrid Bergman, Jacqueline Bisset, Michael York, et Albert Finney dans le rôle de Poirot, chacun plus empressé que le précédent, prestige en hausse aidant. Certes, plusieurs de ces noms ne résonnent plus guère, mais à l’époque, chacun était connu et établi.
Le film coûta 1,4 million, soit un peu plus de 7 millions de nos jours, et en rapporta 36, l’équivalent d’environ 190 millions en 2017. Outre le public, la critique apprécia le charme suranné de l’approche de Lumet qui, loin de son réalisme habituel, convoque un glamour hollywoodien d’antan.
Le film reçut six nominations aux Oscar. Seule Ingrid Bergman l’emporta pour sa composition à la fois drôle et touchante de la pieuse et effarouchée Miss Ohlsson. Fait intéressant, Lumet lui avait d’abord
proposé le rôle plus voyant de la princesse Dragomiroff (qui échut à dame Wendy Hiller). Mais Bergman avait décelé le potentiel de cette fade missionnaire «au profil de mouton», dixit Christie, avec le résultat que l’on sait.
Jouer à jouer
Pour le compte, si le dicton veut qu’il ne soit pas de petit rôle, que des petits acteurs, c’est encore plus vrai lorsqu’on s’inspire d’Agatha Christie. En effet, la romancière a le don d’esquisser en quelques phrases évocatrices les personnages les plus variés. Du bonbon pour n’importe quel acteur. Prenez justement sa description de la princesse Dragomiroff (Judi Dench dans la version de 2017):
«Poirot dirigea son regard vers une petite table occupée par une vieille femme, très laide, mais d’une laideur distinguée, plutôt fascinante que repoussante. Cette femme se tenait très droite. Elle portait un collier de grosses perles qui, si peu croyable que cela paraisse, étaient vraies. De ses mains chargées de bagues, elle rejeta sur ses épaules le col de son manteau de zibeline. La petite toque noire très coûteuse posée sur le côté de sa tête ne seyait guère à sa figure jaune de crapaud […] Certes, la princesse était laide, mais tout comme le crapaud, elle possédait deux
yeux magnifiques. Sombres et brillants comme deux diamants noirs, ses yeux reflétaient une énergie latente et une intelligence supérieure. »
En 1974, hormis la chance de collaborer avec un grand cinéaste et un scénariste réputé, sans doute tous ces comédiens furent-ils surtout séduits par la possibilité de «jouer à jouer». En cela que dans Le crime de l’Orient-Express, chaque personnage ou presque n’est pas qui il prétend être. On assiste donc à
du cabotinage inspiré que viennent rehausser des costumes extravagants.
Ainsi « déguisés », ces acteurs pourtant sérieux sont comme des enfants qui s’amusent. Cela est aussi vrai en 2017 que ce l’était en 1974.
Ef fet(s) de mode
Fort de son succès, le tandem Brabourne-Goodwin récidiva en 1978 avec Mort sur le Nil avec encore des vedettes d’autrefois et du moment, dont Mia Farrow, Bette Davis, Maggie Smith, David Niven Angela Landsbury et Peter Ustinov en Poirot, rôle qu’il reprit maintes fois. D’un kitsch réjouissant, ce deuxième essai s’avéra encore plus exubérant, avec davantage de décors exotiques et de costumes excentriques. D’autres adaptations suivirent, comme Meurtre au soleil et Le miroir se brisa, mais la qualité et les revenus décrurent. À l’instar du lustre, affadi, des vedettes désormais sollicitées.
Mais alors que le grand écran se désintéressait d’Agatha Christie vers la fin des années 1980, ce fut au tour du petit de lui faire un triomphe. Et voici que quelques années à peine après la fin de la production au long cours des séries Marple et Poirot, on assiste à un retour du balancier vers le cinéma puisque, avant même de savoir quel sort attend Le crime de l’Orient-Express au box-office, on ouvre d’ores et déjà la porte à une suite: oui, Mort sur le Nil.
Si le passé est garant de l’avenir, doit-on s’attendre à d’autres distributions étoilées ? Les faits réunis le suggèrent. Et comme le dit Hercule Poirot (en empruntant à Lénine!) dans Le crime de l’Orient-Express : «Les faits sont têtus.»