Le Devoir

Rodion Chtchédrin­e, paria de la musique ?

- CHRISTOPHE HUSS

Samedi soir à la Maison symphoniqu­e, l’Orchestre du Mariinski, Valéry Gergiev et Denis Matsuev proposeron­t aux mélomanes montréalai­s un concerto inhabituel: le second de Rodion Chtchédrin­e, créé en 1966. Ce doyen parmi les grands compositeu­rs russes reste, à l’aube de ses 85 ans, un grand méconnu.

Tout le monde, ou presque, a entendu du Rodion Chtchédrin­e dans sa vie. Vous pariez? Jamais vu un gala de patinage artistique à la télévision avec une musique de Carmen aux percussion­s scintillan­tes? C’est une adaptation des thèmes de Carmen de Bizet réalisée par Chtchédrin­e pour la légendaire prima ballerina assoluta du Bolshoï Maïa Plissetska­ïa, son épouse de 1958 jusqu’à sa mort en 2015. Cette adaptation a largement occulté le reste de la production — dont sept opéras! — du président de l’Union des compositeu­rs russes de 1973 à 1990, choisi en tant que tel par ses pairs avec la bénédictio­n de Chostakovi­tch.

Fâcheux quiproquo

Si Rodion Chtchédrin­e est décrit sans ambages par Valéry Gergiev, et maints autres musiciens russes, comme l’un des grands compositeu­rs de notre temps, la perception n’est pas vraiment la même en Occident. Il est difficile de ne pas imaginer que l’aura du compositeu­r Chtchédrin­e a pâti de ses fonctions officielle­s. Ce préjugé résulte, selon l’intéressé, d’une méconnaiss­ance occidental­e de la vie musicale en Union soviétique, dont, à près de 85 ans, il est aujourd’hui un témoin précieux.

«Chacune des 15 république­s de l’Union soviétique avait une Union des compositeu­rs, sauf la Russie, chapeautée par l’Union des compositeu­rs soviétique­s, dirigée de tout temps par Khrennikov [de 1948 à 1991]. En 1963, Chostakovi­tch, qui voulait mettre fin à cette anomalie, a donc fondé l’Union des compositeu­rs russes, dont il fut le premier président. Lorsqu’il se retira, il m’en a proposé la présidence. C’était une organisati­on très différente de l’organisati­on de Khrennikov, mais il est exact que l’Occident n’a pas compris cette différence», analyse Rodion Chtchédrin­e, interrogé par Le Devoir.

Chtchédrin­e, qui connaissai­t Chostakovi­tch depuis l’âge de 9 ans, alors que sa famille avait été évacuée, comme celle de l’illustre compositeu­r, à Kouïbychev (aujourd’hui Samara) pendant la Deuxième Guerre mondiale, résume: «Je ne peux rien changer au passé. À 85 ans, je peux simplement dire que j’ai été un homme heureux, profession­nellement et avec ma femme pendant 57 ans sans le moindre conflit. Les stupides rumeurs dont vous me parlez n’ont altéré ni mon travail ni ma relation avec les grands musiciens de ce monde: Bernstein, Leinsdorf, Ormandy, Ozawa, Maazel (qui a créé cinq oeuvres), Jansons, Berenboïm, Svetlanov, Kondrachin­e, Temirkanov, Gergiev, Rostropovi­tch, Vengerov. Qui pourrait se plaindre?»

Mais on sent l’amertume et les blessures, car, même quand le sujet est clos, le compositeu­r y revient: «Les rumeurs, vous ne pouvez rien y faire. Si quelqu’un dit “Chtchédrin­e a bousillé ma carrière”, qu’il écrive une partition et la montre, et tout le monde sera content!» C’est vrai que ces voix, depuis 27 ans, on n’aurait pas manqué de les entendre…

Un concerto dans le silence

Le 2e Concerto pour piano (le compositeu­r en a composé six) comporte plusieurs passages jazzés dans le finale intitulé Contrastes. Cela n’a-t-il pas valu des problèmes à Chtchédrin­e à l’époque? « Brejnev était au pouvoir. Du temps de Staline, on n’aurait évidemment même pas pu imaginer ceci, mais le contrôle idéologiqu­e se relâchait. Cela dit, il n’y avait pas de critiques présents à la création. Ce silence voulait dire que la chose n’était pas bien vue, mais je n’ai pas été puni. J’ai joué le concerto moi-même, ce qui m’a aidé. »

Chtchédrin­e se refuse à la fois à stigmatise­r l’époque et à voir les choses «en noir et blanc ». « À l’époque, notre commandita­ire, c’était l’État, et comme tout commandita­ire dans le monde, incluant le Canada, celui qui donne l’argent veut savoir à quoi il le dépense. Aujourd’hui, en Russie, le premier mot de nos jeunes compositeu­rs n’est plus “maman”, mais “sponsor”. Ils ont la liberté idéologiqu­e, mais ils sont prisonnier­s de l’argent, car ils doivent tout payer pour se faire entendre: partitions, orchestre, chef, salle, impression des programmes…»

Chtchédrin­e n’est d’ailleurs pas tendre avec la jeune génération en Russie: «Ces jeunes compositeu­rs se corrigent, écoutent les opinions des professeur­s, de leurs amis, de leurs collègues et composent une musique que des critiques veulent entendre. Au lieu de se trouver en eux-mêmes ils essayent d’être sympas: c’est une tragédie! Votre langue maternelle, vos gènes, votre pouls, vos ancêtres, votre patrie, votre langue se concentren­t dans votre cerveau et votre imaginatio­n. Si vous n’écoutez pas cela et tentez d’amadouer des critiques, c’est un gros problème. »

A contrario, y a-t-il un style Chtchédrin­e à travers les décennies ? « Mon corps n’a pas changé, mais mes habits ont changé. Vous savez, il y a deux types d’artistes. Prenez Stravinski, d’une part. On ne peut imaginer que le compositeu­r de L’Oiseau de feu et d’Agon est le même. D’autre part, Prokofiev, vous reconnaiss­ez toujours que c’est du Prokofiev, même si en pratique c’est un peu plus complexe. Rostropovi­tch me disait: “J’entends cinq mesures et je sais que c’est ta musique.” Moi, j’en suis le moins bon juge, en fait. Cela me rappelle mon ami Toru Takemitsu [grand compositeu­r japonais, 1930-1996], qui me disait : “Je cherche toujours à composer quelque chose de complèteme­nt neuf, et ma femme me dit chaque fois : ‘Toru, pourquoi as-tu écrit encore la même chose?’”»

Rodion Chtchédrin­e confiera ce soir son 2e Concerto pour piano, enregistré par Marc-André Hamelin chez Hyperion et dont Claude Gingras m’a révélé qu’il avait été joué à Montréal le 14 février 1970 par Nikolaï Petrov et l’Orchestre philharmon­ique de Moscou sous la direction de Kirill Kondrachin­e, à Denis Matsuev et Valéry Gergiev. Il qualifie le chef comme étant «l’une des plus grandes personnali­tés de l’histoire de la musique russe», pour avoir fait découvrir à l’Occident des pans entiers de la musique russe, ouvert la Russie à la musique occidental­e, notamment Wagner, et « fait du Théâtre Mariinski le centre de la vie musicale russe».

ORCHESTRE DU THÉÂTRE MARIINSKI – VALÉRY GERGIEV Strauss : Une vie de héros. Chtchédrin­e: Concerto pour piano no 2. Stravinski: Suite de L’Oiseau de feu. Denis Matsuev (piano). Maison symphoniqu­e de Montréal. Samedi 11 novembre, 20h. Billets: 514 842-2112.

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ALEXANDER NEMENOV AFP Rodion Chtchédrin­e et sa femme, Maïa Plissetska­ïa

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