Vertiges de la chanteuse de L’aigle noir
BARBARA ★★★★
Drame biographique et musical de Mathieu Amalric. Avec Jeanne Balibar, Mathieu Amalric, Vincent Peirani, France, 2017, 98 minutes.
Il y aura vingt ans le 24 novembre, la chanteuse française Barbara, née Monique Andrée Serf, s’éteignait dans des circonstances d’intoxication encore nébuleuses. Les commémorations de sa vie et de sa carrière culminent dans ce film de l’acteur-cinéaste Mathieu Amalric (Tournée, La chambre bleue), qui devrait séduire un assez large public québécois, amateur ou pas des chansons de la longue dame brune.
La bio Barbara ou les parenthèses de Jacques Tournier, qui date de 1968, et le documentaire de Gérard Vergez où Barbara montrait son profil joueur et flirt ont ser vi de base à ce film, qui n’est pas vraiment un biopic. Plutôt une oeuvre impressionniste, mosaïque de fragments captés au vol, chant libre éclaté et inspiré porté par l’interprétation de Jeanne Balibar, ancienne compagne du cinéaste dont la silhouette élancée et la beauté atypique rappellent celles de la disparue. Leur complicité fait merveille. Ce film reçut au dernier Festival de Cannes dans la section Un certain regard un prix de poésie, créé sur mesure pour une rêverie musicale en bribes, allergique au récit linéaire.
Flanquée d’un nez aquilin postiche et de grandes tuniques, Balibar incarne tantôt l’actrice en tournée, tantôt l’actrice faufilée dans sa peau. Ici et là, le vrai visage de Barbara vient se confondre avec le sien, comme dans le Persona de Bergman. Des images d’archives se mêlent aux scènes de fiction, ajoutant des notes émouvantes à cette petite cantate obsédante et maladroite, fa, sol, do, fa. L’actrice s’interroge sur son personnage et tâtonne parfois avec le cinéaste (joué par Amalric) pour trouver la note bleue. Un procédé qui n’est pas neuf, mais qui répond au vertige intérieur de cette grande dame de la chanson française qui puisa dans ses démons pour en tirer des perles.
Parcours confondus
«Vous faites un film sur Barbara ou un film sur vous?» demande Balibar au metteur en scène dans le film. « C’est pareil », répond-il.
Les années de jeunesse du cinéaste, fan de Barbara, ressuscitent de concert, également le répertoire de cette artiste, bien entendu.
Amalric est un cinéaste profondément charnel, à l’écoute des échos de profondeur, qui prend des risques, même pour des propositions moins abouties que celle-ci. Quelques flottements n’empêchent pas ce film de vibrer et de vivre. Barbara joue d’ellipses en refus d’invitation au voyeurisme, mais laisse filtrer et parfois révèle, comme en passant, les terribles blessures de l’enfance. Les abus que lui fit subir son père — éclairant sa chanson Nantes — les errances d’une petite Juive à travers la France, ses retraites cachées et le train de la mort qui l’oublia dans une rafle où les autres périrent flottent un moment sans s’arrêter. « Oh Barbara, quelle connerie, la guerre!» dirait Prévert.
Le refus de l’apitoiement, les amants de passage, les mains de la pianiste, la création en catharsis se répondent et se confondent dans ce poème enchanté et mélancolique où tout est reflet d’autre chose: l’esprit insaisissable de la chanteuse de L’aigle noir qu’il appartient au spectateur de réinventer à son tour.