Le Devoir

Quand l’agression sexuelle prend le chemin des territoire­s de la fiction

Le confort de la littératur­e permet-il de saisir autrement le drame des agressions non dénoncées ?

- DOMINIC TARDIF Collaborat­eur Le Devoir

C’est une scène assez brève, mais dont tous ceux qui ont lu Monstera deliciosa (Hamac, 2015) se souviendro­nt. Lynda Dion y relate une agression subie en pleine nuit par celui qui était alors son chum.

Un geste dont elle ne mesure toute la violence qu’en le transporta­nt du côté de la littératur­e. Un geste qui porte un nom : viol conjugal. «L’écriture m’a permis d’exprimer quelque chose que j’avais enfoui et que je n’aurais peut-être jamais exprimé autrement. Beaucoup de femmes enfouissen­t des choses. C’est apparu sur la page sans que je le contrôle», se souvient l’écrivaine, qui creuse depuis 2013 la veine de l’autofictio­n.

Celle qui n’avait enchâssé cet événement dans son récit que par devoir de vérité, sans davantage le disséquer, ne comprendra l’ampleur de ce qu’elle a vécu que dans l’oeil de ses premiers lecteurs. Les accusation­s portées contre l’animateur Jian Ghomeshi, et l’émergence du mot-clic #AgressionN­onDénoncée, aux objectifs semblables à ceux du plus récent #MeToo, orienteron­t forcément la réception de ce roman auscultant une relation toxique.

«Il y a, au moment de la publicatio­n, certains de mes proches qui étaient dérangés, qui savaient de qui je parlais et qui m’ont signifié que j’avais à leurs yeux dépassé la ligne. Il y a des tas de littéraire­s qui m’ont dit que j’étais allée trop loin», confie-telle en appuyant sur le mot «littéraire­s», comme pour souligner que le doute et la méfiance envers la parole des femmes gangrènent même les milieux éduqués.

«Ça m’a fait très mal. J’étais honteuse. Et c’est là que je me suis rendu compte du chemin qui restait à faire. S’il y a un lieu où on ne doit pas se taire, c’est bien en littératur­e.» Grosse, son prochain roman à paraître début 2018, reconsidér­a brièvement cette agression par la lorgnette du temps qui passe et de la mémoire traumatiqu­e, bouleversa­nt notre rapport aux autres.

« On n’a parfois pas le choix d’écrire des livres, on ne peut pas passer à côté d’un sujet qui nous hante profondéme­nt Jean-Paul Daoust

Du chaos aux mots

«Être un homme blessé / d’avoir connu le sexe enfant / six ans et demi», écrit JeanPaul Daoust en 1990 dans Les cendres bleues (Écrit des Forges). Réputé pour son amour de la folie, de la nuit et des libations qu’elle appelle, le dandy épouse dans ce livre un ton d’une rare gravité, en se remémorant les caresses reçues par un homme dans la vingtaine, alors qu’il n’était, lui, qu’un gamin.

«On n’a parfois pas le choix d’écrire des livres, on ne peut pas passer à côté d’un sujet qui nous hante profondéme­nt, signale-t-il. Ce livre m’est arrivé. Je me suis moi-même surpris d’être en train de le créer. J’avais presque oublié ça et en écrivant sur l’enfance, ça a été comme un geyser, qui a bien failli m’emporter.»

Angoissé par la secousse que pourrait provoquer une telle révélation, le poète lance son manuscrit à la poubelle, avant que son chum Mario ne le récupère et insiste pour l’envoyer chez l’éditeur. «Une fois le livre paru, j’ai dû vivre avec», poursuit celui qui plongera ensuite pendant deux ans dans une profonde dépression, alimentée entre autres par le regard transformé et l’étonnement de ceux qui, dans son entourage, ne savaient pas.

Jean-Paul Daoust évoque dans Les cendres bleues l’ambiguïté de cette relation entre un enfant et cet homme vers qui il se rendait lui-même. Il nomme sans minimiser la blessure subie, mais sans démoniser outre mesure son agresseur, la part trouble et troublante de désir qui l’habitait, malgré son âge.

«Je l’ai écrit comme moi je l’ai vécu, précise-t-il. La littératur­e ne sert pas à rassurer, mais à mettre des mots sur ce qui autrement reste incompréhe­nsible, chaotique. Ce livre m’a permis de donner à l’enfant des mots qu’il n’avait pas à l’époque où il vivait ça. C’est comme si je lui avais pris la main pour le sortir de là.»

La littératur­e permet aussi de figurer ce qui, entre les balises contraigna­ntes du réel, appartient malheureus­ement toujours au monde du rêve. Quand Mikella Nicol raconte la vengeance de la narratrice d’Aphélie (Le Cheval d’août) sur un homme qui l’a agressée, c’est peut-être surtout dans la direction d’un éventuel renverseme­nt de l’ordre établi qu’elle pointe.

« Ça me fait du bien d’imaginer des scènes alternativ­es. Pour moi, écrire des livres, c’est un peu comme réfléchir à ce que j’aurais pu répondre à quelqu’un, après une conversati­on », explique celle qui refuse de révéler la part d’expérience­s véritables qu’elle injecte dans ses fictions, par pudeur, mais aussi parce qu’elle a« l’impression qu’on ramène constammen­t les femmes à leur vécu pour minimiser le réel travail que nécessite l’écriture de n’importe quel livre».

«L’écriture nous autorise à vivre une autre réalité, et peutêtre même à croire à cette réalité-là », suggère-t-elle. Au point d’y trouver une forme de justice alternativ­e? «Je dirais plutôt que la littératur­e offre un confort alternatif. Les filles ont besoin d’un lieu pour être réconforté­es, parce que le système de justice ne marche pas. La littératur­e donne une voix, une voix alternativ­e, qui est vraiment importante, et qui un jour sera peut-être une voix plus forte que celle des puissants. »

En signant ce deuxième roman, Mikella Nicol ne souhaitait surtout pas présenter une réaction optimale à adopter devant une agression. Au contraire. « La narratrice de mon livre n’est pas capable de déterminer si elle est victime de violence ou pas. Elle n’est pas capable de l’affirmer, et donc pas capable de s’en défaire. C’est important de dire que ça se peut qu’on soit pris dans une situation et qu’on ne sache pas tout de suite comment réagir.»

Le prix à payer a-t-il été trop important? demande-t-on à Lynda Dion, qui a perdu des amis dans la foulée de la parution de Monstera deliciosa. «Disons que je l’ai trouvé lourd, mais que ce n’est pas de nature à m’empêcher de dire ce que j’ai besoin de dire, et d’écrire ce que j’ai besoin d’écrire.»

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 ?? ANNICK SAUVÉ LE DEVOIR ?? Lynda Dion a décrit dans son roman Monstera deliciosa le viol conjugale qu’elle a subi.
ANNICK SAUVÉ LE DEVOIR Lynda Dion a décrit dans son roman Monstera deliciosa le viol conjugale qu’elle a subi.
 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Mikella Nicol a imaginé la vengeance d’une femme dans Aphélie.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Mikella Nicol a imaginé la vengeance d’une femme dans Aphélie.

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