Une certaine forme d’indignation
Marie-Célie Agnant trace la frontière floue qui sépare les victimes des tortionnaires
Poète, conteuse et romancière née en 1953 à Port-au-Prince, en Haïti, Marie-Célie Agnant vit au Québec depuis 1970. Ses Nouvelles d’ici, d’ailleurs et de là-bas nous apportent six nouvelles qui, comme le suggère le titre, se passent ici ou bien ailleurs. À Montréal, à New York et à Vancouver, avec des incursions dans un camp de réfugiés en Syrie et dans un hôtel borgne de Thaïlande.
Partout où des êtres semblent souffrir une vie minée par les injustices, à titre de victimes directes et indirectes ou de témoins.
Inspirée de «l’affaire Robert Dziekanski », du nom d’un immigrant polonais tué au Taser par des policiers de la GRC à l’aéroport de Vancouver en 2007, Un si bref instant tente de mettre en mots l’indicible en donnant la parole à la mère de la victime, vieille femme privée de ce fils qu’elle n’avait pas revu depuis sept ans. S’adressant à lui, elle dira: «Il ne me reste que mes mains nues pour racler cette terre qui a bu ton sang.»
Dans Hans Beringer, à des milliers de kilomètres de Bangkok, l’épouse d’un médecin pédiatre renommé découvre avec un mélange de stupeur et de désarroi que, sous des apparences qu’elle croyait fidèles à la réalité, son mari cachait une existence monstrueuse.
Dans Un regard assassin, un ancien bourreau de «Belle-Île» à demi-fou dans un pays froid où il est en exil croit avoir aperçu une femme qu’il avait épousée de force avant qu’elle ne lui échappe. «Bras droit de Satrapier, entré à son service alors qu’il n’avait que dix-huit ans, il avait passé de longues années à enterrer des hommes encore vivants et à en enfermer d’autres dans le coffre de son automobile. »
À la fin des années 1950, dans L’héritage, une jeune bourgeoise au «teint caramel» originaire d’un «bout d’île où une petite élite ignorante singe ses anciens maîtres », envoyée en exil à New York. Elle pense trouver la liberté qui lui a fait défaut, mais se heurtera violemment au racisme et à la ségrégation en voulant mettre les pieds au fameux Cotton Club où jouait Cab Calloway — alors que la salle de concert avait définitivement fermé ses portes en 1940.
Dans Apprivoiser Isidore, l’une des nouvelles les plus intéressantes du recueil, où s’affrontent compassion et géopolitique, une femme fait connaissance avec un voisin, octogénaire d’origine juive «qui dormait avec les ombres». Mais son amitié pour le vieil homme, survivant de l’Holocauste et des camps de concentration, va se heurter à la résistance de ses fils, de jeunes altermondialistes. « La lutte que mènent les Palestiniens ne concerne pas uniquement le monde arabo-musulman », viennent-ils rappeler à leur mère.
De façon pudique et méditative, Marie-Célie Agnant, qui a reçu cette semaine le prix Alain-Grandbois de l’Académie des lettres du Québec pour les « Sigrid eut tout à coup l’impression d’évoluer dans un songe. Elle flottait dans un magma de sensations ; elle était irréelle, elle n’existait pas, il n’y avait que les souvenirs. Ils étaient là, vivants. Le présent, cette douleur atroce, tout cela n’était qu’un cauchemar. L’enseigne du Cotton Club scintillait et semblait un avertissement ou peut-être une menace, mais elle n’avait certainement rien compris. »
Extrait de Nouvelles d’ici, d’ailleurs et de là-bas
poèmes de Femmes des terres brûlées (Pleine Lune), exprime surtout dans ce court recueil de nouvelles une certaine forme d’indignation, elle y mesure tout « le vide de la déshumanisation » et trace d’une manière assez fine la frontière floue qui sépare les victimes des tortionnaires.
Nourrie des mots du poète palestinien Mahmoud Darwich, l’auteure d’Un alligator nommé Rosa et du Livre d’Emma (Éditions du Remue-ménage, 2001 et 2007) se glisse dans la tête de ses personnages à travers une écriture impressionniste où le rôle du récit semble parfois secondaire.
NOUVELLES D’ICI, D’AILLEURS ET DE LÀ-BAS ★★★
Marie-Célie Agnant Pleine Lune Montréal, 2017, 94 pages