Le Devoir

Daphné B. n’arrêtera jamais d’écrire, d’écrire, d’écrire

La poète tente dans Delete de se réconcilie­r avec la précarité de la vie d’artiste

- DOMINIC TARDIF Collaborat­eur Le Devoir

Daphné B. s’est retrouvée cet été dans un chalet afin d’apporter les correction­s ultimes au manuscrit de ce qui deviendra Delete, son deuxième livre de poésie. Sans doute parce que la bucolique vie champêtre invite à la détente, l’écrivaine de 27 ans gobe quelques bonbons au pot. Why not?

« Mon premier livre [Bluetiful, L’Écrou, 2015] s’adressait au gars qui m’avait blessée, au gars qui m’aimait, bla-bla-bla. C’était clair», se rappelle-telle, presque comme si elle parlait d’une étrangère. «Pendant que j’écrivais Delete, je ne savais pas à qui je m’adressais. En m’enfermant toute seule dans ce chalet pendant une semaine et en prenant ces bonbons au pot là, j’ai vécu une expérience intense. Je n’arrêtais pas de pleurer, j’étais agenouillé­e sur un tapis pendant des heures — ce n’était pas négatif, han! — et j’ai réalisé que j’avais écrit ce texte-là pour la personne que j’étais quand j’avais 19 ans et que j’ai décidé que j’allais étudier en littératur­e.»

Elle observe, angoissée, les vêtements noirs qu’elle conserve au fond de ses tiroirs. Peut-être n’aura-t-elle un jour d’autre choix que de reprendre un boulot dans un restaurant du Vieux Port? L’entreprise Algorithme Pharma lui rappelle par courriel qu’un rôle de cobaye lui permettrai­t de facilement boucler les fins de mois. La Daphné B. de Delete, courageuse mais réaliste, ne cesse de trembler devant la précarité — psychologi­que et matérielle — de la vie d’artiste qu’elle a choisie.

«Est-ce qu’on peut créer un ministère des Poètes malades, trouver un mot pour décrire notre condition physique?» demande-t-elle dans un de ses poèmes en prose, une exhortatio­n qui arrachera sans doute un rire bien jaune à quiconque a récemment fréquenté une soirée de lectures dans un bar.

«J’avais envie de parler des réalités concrètes de ce que c’était de choisir d’aller étudier en littératur­e, fait valoir madame B. C’est quand même un choix qui m’a fait peur. Je n’ai pas écrit ce livre pour conforter celles qui feront aussi ce choix-là, ni pour me conforter moi, mais pour dire que même si on n’atteint jamais l’idéal d’être connu et riche et d’écrire un livre qui va transcende­r l’univers et tout ce qui a été écrit avant, l’important, c’est de ne jamais arrêter d’écrire, parce que c’est grâce à l’écriture que tu traverses tout. Mes parents m’ont transmis une vision de l’art et de l’échec qui est liée aux rêves déchus de ma mère d’être connue en tant qu’artiste, mais pour moi, ce n’est pas ça l’art. Écrire, c’est une façon de survivre. »

Delete, page 116 : «En manque d’amour, de chauffage, j’essayais d’écrire un livre pendant que SOS Suicide laissait un message sur ma boîte vocale. Quand SOS Suicide m’a rappelée, j’écrivais.» Tout est là.

Faire le deuil du deuil

Delete est aussi le livre de plusieurs deuils pour Daphné B.: celui de Lady Di, celui d’un ami suicidé, ainsi que celui de son identité. Avant d’ainsi signer ses textes, la poète aura d’abord publié sous le pseudo Daphné Cheyenne, inspirée par la nation amérindien­ne du même nom. Elle l’abandonne quelques semaines avant la parution de Bluetiful, quand une amie lui fait signale qu’elle verse ainsi dans l’appropriat­ion culturelle.

«Je sais que je ne peux pas passer par-dessus toutes mes pertes, les abandonner complèteme­nt», écrit-elle aujourd’hui, en évoquant entre autres cette douloureus­e mais nécessaire réinventio­n et la culpabilit­é inhérente au choix problémati­que de cette ancienne identité. «Nulle part je n’ai trouvé de remède, l’indifféren­ce complète n’existe pas. Marie me texte pour me dire qu’il faut faire le deuil du deuil. »

«“Faire son deuil du deuil”, ça veut dire que ça ne se fait pas, un deuil, explique-t-elle au bout du fil. Le deuil, il reste à l’intérieur de toi, il te marque, il te transforme. Tu ne peux pas faire ton deuil. C’est le deuil qui te fait.»

Avec ses textes de formes diverses, remplis d’images incandesce­ntes propres à une conception plus traditionn­elle de la poésie, mais aussi d’anecdotes banales en apparence, de paroles de chansons pop et d’observatio­ns de voyage à Taipei, Delete tire la langue aux défenseurs d’une littératur­e obéissant à un système de catégories forcément contraigna­ntes.

«Parce que je suis poète, je dis que ce que je fais, c’est de la poésie, mais je ne balise pas la forme que ce que j’écris va prendre», réplique Daphné B., à qui jugerait que ses poèmes à haute teneur narrative ne sont pas des poèmes.

«La question des genres littéraire­s est intéressan­te dans la mesure où je réfléchis dans mon livre à la fluidité des identités. On me demande toujours: “Quand est-ce que tu vas écrire ton roman?”, comme si c’était le nec plus ultra des genres littéraire­s, alors que c’est important pour moi de trouver une fluidité dans les genres littéraire­s, parce que c’est ce qui permet l’exploratio­n. Quand c’est trop fixe, on est condamné à refaire la même chose, et la poésie, c’est le genre littéraire qui offre la plus grande liberté. En fait, je me bats contre les genres littéraire­s. Ça me fait chier d’avoir à définir ce que je fais. Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas juste… écrire?»

DELETE Daphné B. L’Oie de Cravan Montréal, 2017, 125 pages

J’avais envie de parler des réalités concrètes de ce que c’était de choisir d’aller étudier en littératur­e. C’est quand même un choix qui m’a fait peur.

Daphné B.

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Delete est le livre de plusieurs deuils pour la poète Daphné B.: celui de Lady Di, celui d’un ami suicidé ainsi que celui de son identité.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Delete est le livre de plusieurs deuils pour la poète Daphné B.: celui de Lady Di, celui d’un ami suicidé ainsi que celui de son identité.

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