Pourquoi le masculin l’emporte-t-il sur le féminin ? (et autres questions nécessaires)
Julie Delporte met en mots et en dessins son irréversible prise de conscience féministe
Touchant, sensible, féminin. Voilà des adjectifs qui pèsent sur les oeuvres de trop de femmes, et Julie Delporte n’en peut plus. Tentons donc d’en employer d’autres pour décrire Moi aussi je voulais l’emporter, roman graphique dans lequel la bédéiste montréalaise continue de constater avec pugnacité et lucidité à quel point «le privé est politique », dixit sa notice biographique, une entreprise amorcée en 2015 avec Je vois des antennes partout.
«À quel âge ai-je commencé à me sentir flouée d’être une fille ? » demande l’auteure de Journal (2014), en cataloguant les récits étouffants — impératif social de la maternité, injonctions à se raser les poils ou à vivre l’amour romantique tel que manufacturé en usine par Hollywood, agressions sexuelles — dont héritent dès l’enfance les femmes sans qu’elles le demandent.
«De quelles images sommesnous prisonnières?» se demande-t-elle ailleurs, une des nombreuses questions de ce livre qui les multiplie comme on lance des roches sur un édifice construit de mensonges. Le doute, bien qu’inconfortable, peut se vanter de parfois déboucher sur quelque chose comme la vérité, alors que les certitudes, elles, ne servent qu’aux puissants à cimenter leur ascendant.
Même ce qui pour un instant la réconforte lui glisse entre les doigts. « Depuis deux mois, je porte un pull avec un narval, sur lequel il est écrit « gentle warrior ». Hier, je me suis dit, la baleine-licorne, la douce féministe, c’est moi. Mais vous savez quoi? Les narvals femelles, elles n’ont pas de corne», écrit-elle, en cartographiant l’étendue de ce qu’il reste à inventer dans l’imaginaire des femmes.
Dans l’espoir d’un jour complètement exister
Scrutatrice perspicace de toutes les minuscules violences que recèle le quotidien des femmes, Julie Delporte souligne finement à quel point les petites choses insignifiantes le composant ne le sont — insignifiantes — que pour ceux jouissant du luxe de l’insouciance. Se rendre à la piscine publique ne suppose pas la même épreuve pour l’homme que pour la femme qui sait que son corps sera scruté.
«J’ai peur de ne plus pouvoir avoir d’amoureux. Quel homme va supporter une féministe? Quel homme vais-je pouvoir supporter ? » s’inquiète-t-elle, en mesurant avec vertige l’irréversibilité de sa prise de conscience féministe dont ce livre fait la chronique. Au poids de l’inégalité s’ajoute dès lors celui de la lutte, nécessaire mais éreintante, à mener.
En voyage en Finlande, sur les traces de l’artiste Tove Jansson et de ses Moomins (de célèbres personnages de petits hippopotames), la dessinatrice rêve un instant d’une vie de solitude, calquée sur celle de la défunte artiste, qui aura toujours refusé de se marier et d’avoir des enfants, préférant créer, créer, créer toute sa vie.
Avec ce titre d’une violente candeur, prenant au pied de la lettre la règle insistant pour que le masculin l’emporte sur le féminin jusque dans le Bescherelle, Moi aussi je voulais l’emporter rappelle que la grammaire cristallise toujours, tristement, une domination appartenant au réel. Un monde où les femmes ne peuvent créer sans entrave est un monde où les femmes ne peuvent complètement exister. Julie Delporte montre avec le même devoir de vérité, par chacun des traits composant ses dessins, cette compréhensible fatigue qui la tenaille.
MOI AUSSI JE VOULAIS L’EMPORTER ★★★★
Julie Delporte Éditions Pow Pow Montréal, 2017, 252 pages