Un vieux loup de mer au coeur d’un environnement gothique
Michael Crummey traite du déclin des Maritimes dans un roman d’une beauté brute
«On n’est plus dans les années soixante, Monsieur Sweetland. On n’impose pas ce déménagement à votre village. Nous paierons pour la réinstallation des résidents, pour satisfaire à leurs exigences. Mais nous ne prendrons pas la responsabilité de laisser un fou furieux seul au milieu de l’Atlantique après leur départ», lance un représentant du gouvernement à Moses Sweetland, pêcheur de la petite île de Sweetland, au large de Terre-Neuve, qui refuse de quitter ce coin de pays fondé par ses ancêtres suédois, les Swietlund.
N’ayant pour seule famille que sa nièce Clara et son neveu de 12 ans, Jesse, que l’on devine autiste, le vieux Moses n’est pas le seul à refuser cette décision du gouvernement de reloger tous les habitants de Sweetland. Il y a aussi Loveless, risée du village, et Queenie, qui n’a pas mis le nez dehors depuis les années 1970. Or, le premier changera bientôt d’idée et la seconde quittera sa maison les deux pieds devant comme elle le souhaitait.
De nature solitaire, le septuagénaire se soucie peu d’être la dernière âme qui vive à Sweetland. À l’instar du climat rigoureux et de la mer capricieuse, que le romancier Michael Crummey, originaire de Terre-Neuve, décrit sans complaisance en y insufflant une atmosphère tempétueuse digne d’un roman gothique, l’entourage se fera de plus en plus hostile envers le vieil homme opiniâtre.
« Sweetland jeta un coup d’oeil sur l’homme installé dans le fauteuil de barbier. Il savait très bien ce qu’il pensait de la situation, mais Duke Fewer était la seule personne dans l’île qui n’avait jamais cherché à l’influencer de quelque manière. Sweetland avait l’impression que le salon de coiffure était le seul havre de paix qui lui restait. »
Une île, une âme
Devant soutenir les regards indignés des insulaires, Moses reçoit aussi des lettres de menaces anonymes truffées de grossières fautes d’orthographe,
«Il fit sa promenade du soir avant la tombée de la nuit. Il sentit la morsure du froid, même si la première semaine de juin était déjà entamée. Le vent commençait à tomber avec le coucher du soleil. Il s’avança jusqu’à la tête de son chafaud sur le littoral avant de poursuivre sa route jusqu’à la cloche métallique du vieil incinérateur sur le promontoire. À des kilomètres au large, il voyait un porte-conteneurs naviguant vers la haute mer, ses lumières tout juste visibles au crépuscule. On aurait dit une ville de taille moyenne à l’horizon, dérivant vers l’est.»
Extrait de Sweetland
puis découvre des signes haineux de l’agacement du voisinage. Malgré cela, Moses ne démord pas de son idée et même lorsque la tragédie frappe peu avant le départ de tous les habitants, il se cache jusqu’à ce que le dernier transbordeur ait quitté Sweetland pour le continent.
Au-delà du drame vécu à Toronto lorsqu’il était jeune, ce refus de quitter Sweetland traduit chez Moses un profond attachement aux traditions, à la famille, à la mer. Homme de peu de mots, Moses n’a jamais su exprimer ses sentiments pour qui que ce soit. En demeurant seul sur l’île, le vieux pêcheur erre dans une atmosphère de fin du monde où il croise les fantômes des êtres aimés, parmi lesquels son frère Hollis, mort noyé à 18 ans.
S’il offre une carte postale de Terre-Neuve qui ferait rebrousser chemin au plus téméraire des touristes, Michael Crummey (Les voleurs de rivière, Du ventre de la baleine) dépeint avec force détails pittoresques et un humour cruel une faune singulière ayant évolué en marge du continent et du temps. À travers sa description d’une société doucement à l’agonie, où chacun accepte son sort avec résignation, se devine une sincère tendresse teintée d’exaspération, laquelle trouve son écho dans celle qu’éprouve Moses pour son neveu marginalisé par tous.
Alors que Moses affronte son dur destin, le romancier précipite celui-ci dans un vortex de souvenirs, de délires hallucinatoires et de cauchemars, d’où émergent les morts et les vivants, transformant Sweetland en une oeuvre d’un romantisme noir, laquelle évoque Emily Brontë et Anne Hébert, doublée d’un puissant requiem pour un mode de vie bientôt disparu.