Le Devoir

Le déclin de l’Occident selon Emmanuel Todd

Pour l’essayiste, la modernité ressemble à « une marche vers la servitude »

- MICHEL LAPIERRE

Féru de statistiqu­es, l’historien et anthropolo­gue français Emmanuel Todd déplore la régression de l’Occident dans Où en sommes-nous?, essai qu’il présente ambitieuse­ment comme « une esquisse de l’histoire humaine ». Entre 1999 et 2014, dans l’Amérique qui fera de Trump son « inquiétant » sauveur, il rappelle que le revenu médian des ménages a décru de plus de 4000$ et que, chose effarante, la mortalité des Blancs de 45 à 54 ans a augmenté.

Né en 1951, le spécialist­e de l’interpréta­tion des sociétés par l’étude de leurs systèmes familiaux millénaire­s émet un jugement sévère. Il souligne: «Notre modernité ressemble fort à une marche vers la servitude. Pour qui a connu le rêve d’émancipati­on des années 1960, le basculemen­t, en une génération à peine, est stupéfiant.» Pour tenter de comprendre le déclin, il se réfère à un inconscien­t social. L’analyse qu’il fait depuis longtemps de cet inconscien­t s’est toutefois heurtée à de nombreuses critiques.

Certes discutable, car elle néglige plusieurs facteurs dans l’examen des sociétés, cette analyse n’en reste pas moins fascinante. Todd ose résumer son approche comme suit: «En arrondissa­nt, disons que le conscient économique fonctionne à l’échelle de 50 ans, le subconscie­nt éducatif de 500 ans, l’inconscien­t familial de 5000 ans.» Cela suppose une farouche opposition au mot d’ordre de Margaret Thatcher: «La société, ça n’existe pas.»

La diversité anthropolo­gique du monde

En rejetant le principe de la première ministre britanniqu­e (1979-1990) et mère du néolibéral­isme, Todd exprime un vif regret: «L’universali­sme du taux de profit exige que l’on oublie la diversité anthropolo­gique du monde.» Cette diversité, il l’établit d’après «une typologie familiale simplifiée » où il discerne « la famille nucléaire pure » (un couple et ses enfants), par exemple en Angleterre, aux États-Unis, au Canada anglophone. À ce modèle, il associe notamment celui de la France du Bassin parisien et celui du Québec.

Moins connus et plus complexes, les autres modèles familiaux définis par Todd et répartis, à ses yeux, dans diverses parties du globe, n’ont pas, dans le cadre de son analyse, l’importance que l’essayiste accorde au monde anglophone et à la France. On ne s’étonne nullement qu’il attribue à la Grande-Bretagne et aux États-Unis une place cruciale dans l’histoire de l’alphabétis­ation et de l’industrial­isation de la planète.

Sa synthèse du rôle mondial de la France s’éloigne davantage des sentiers battus et brille par une éclairante concision. Le pays, rappelle-t-il, a «bouleversé l’Europe entre 1789 et 1848» par deux grandes révolution­s. Ses armées, poursuit-il, « ont balayé de l’ouest du continent le régime féodal et imposé l’émancipati­on des Juifs. Elle a, en un sens, fait entrer l’ensemble de l’Europe occidental­e dans un universel postreligi­eux ».

Ce qui n’empêche pas l’essayiste d’estimer qu’aujourd’hui, en Europe, «l’Allemagne a déclaré la guerre économique à la

«L’Angleterre et la France, les deux plus vieux États-nations du continent sont nés ensemble. Ils ont évolué en miroir, avec, le plus souvent, un temps d’avance pour la monarchie anglaise. Parce que l’Angleterre a été conquise par des Franco-Normands, nous pouvons même nous demander si nous avons affaire au Moyen Âge à deux nations distinctes. » Extrait de Où en sommes-nous?

France et qu’elle est bel et bien en train de la gagner ». Malgré la dénatalité qui l’afflige et les remous que lui cause son attitude généreuse à l’égard de l’immigratio­n pour compenser le manque de main-d’oeuvre, elle constitue un élément essentiel de la géopolitiq­ue conçue par Todd.

Les pôles d’instabilit­é

Malgré la faiblesse économique de la Russie, si on la compare à la puissance financière des États-Unis, de la Chine ou de l’Allemagne, le pays continue à jouer un rôle stratégiqu­e capital sur la scène internatio­nale. Néanmoins, Todd va jusqu’à juger que l’ancien empire des tsars « ne fut à l’origine qu’une bizarrerie anthropolo­gique, un accident de l’histoire».

Son attitude n’est guère plus positive à l’endroit du géant d’Extrême-Orient : «Avec son 1,3 milliard d’habitants, la Chine sera l’un des grands pôles d’instabilit­é mondiale en ce début du IIIe millénaire.» Étrangemen­t, son regard sur l’Amérique de Donald Trump, homme politique dont il ne cesse de se méfier au suprême degré, laisse place à une lueur d’optimisme.

Ce qui donne à l’analyse de Todd, souvent passionnan­te mais si subjective, un élément d’une solidité exemplaire. L’essayiste se réjouit de voir que l’Amérique «des bien-diplômés, de la Silicon Valley, des journalist­es en place» mène contre Trump «ce que beaucoup considèren­t comme une guerre civile froide ». Dans la nuit de l’Occident, voilà bien un gage d’espoir.

 ?? ÉRIC FEFERBERG AGENCE FRANCE-PRESSE ?? La synthèse que fait l’essayiste du rôle mondial de la France s’éloigne davantage des sentiers battus et brille par une éclairante concision.
ÉRIC FEFERBERG AGENCE FRANCE-PRESSE La synthèse que fait l’essayiste du rôle mondial de la France s’éloigne davantage des sentiers battus et brille par une éclairante concision.
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