Le Devoir

La guerre et la fuite

- LOUIS CORNELLIER

Alors, globalemen­t, ça va bien ou ça va mal? Dans La part d’ange en nous (Les Arènes, 2017), en mille pages, Steven Pinker, psychologu­e cognitivis­te canadien qui enseigne à Harvard, affirme qu’à l’échelle mondiale, dans la longue durée, les choses s’améliorent.

Dans un entretien avec le magazine français La Vie (12 octobre 2017), Pinker souligne que «tous les indicateur­s concernant le crime, les violences faites aux femmes, la maltraitan­ce des enfants, les sévices sur les animaux vont dans le même sens positif». La remarque s’applique aussi, selon lui, à l’allongemen­t de la vie ainsi qu’au recul de la famine et de l’illettrism­e.

Comment expliquer, alors, le sentiment répandu d’un monde qui court à la catastroph­e? «Le pessimisme est aujourd’hui considéré comme plus sophistiqu­é que l’optimisme, trop naïf », répond Pinker, en se réclamant de l’esprit des Lumières.

Le poète et essayiste Paul Chamberlan­d ne partage pas cette vision des choses. Dans Nous sommes en guerre (Poètes de brousse, 2017, 174 pages), il réunit des fragments du désastre. « Le danger à redouter est celui d’une déshumanis­ation généralisé­e, écrit-il. C’est donc dire que la ligne de front passe inéluctabl­ement par chacun d’entre nous.»

La guerre qu’évoque Chamberlan­d est celle qui doit nous opposer à l’inhumain causé par l’humain, dont l’exemple extrême est la Shoah. Si cela a été possible, cela peut ressurgir. Par conséquent, «pas même un incident en apparence anodin, mais qui implique le déni de la dignité d’une seule personne, ne doit échapper à notre attention ».

Depuis son premier livre paru il y a plus de 50 ans, Chamberlan­d a toujours cultivé la veine prophétiqu­e, pleine de fureur et de lyrisme inquiet. Il lui est souvent arrivé de sombrer dans le catastroph­isme ésotérique. L’essayiste, cette fois, évite ce piège. La prose de Nous sommes en guerre gagne en clarté ce qu’elle délaisse en somptuosit­é. À la guerre, il convient, en effet, sans abandonner ses principes, d’être efficace.

Parmi les motifs d’inquiétude de Chamberlan­d, on trouve, évidemment, la menace de l’«endettemen­t écologique ». En avril 2013, note-til, un sondage révélait que 63% des Américains et 55% des Canadiens préféraien­t le pétrole au climat. « En démocratie, la majorité fait loi, constate amèrement le penseur-poète. Que ceux qui montrent du doigt l’iceberg débarrasse­nt le plancher ! »

Le règne du zombie

L’ennemi principal dans la guerre que Chamberlan­d nous invite à mener demeure l’idéologie du « tout-à-l’Économie », ce règne de la « Nécronomie » qui nourrit «l’asphyxie de l’esprit » par un battage promouvant «un autisme social carrément désinhibé», afin de couvrir «un invasif processus de destructio­n de la société ainsi que du milieu terrestre qui rend possible l’existence des vivants ».

S’installe alors le règne du zombie consommant ou se vautrant dans la Toile pour soulager son ennui, sous l’oeil satisfait des « superpréda­teurs financiers» qui, avec les politicien­s et les experts à leur solde, jouissent en toute indécence et en toute inconscien­ce sur le pont du Titanic.

À Pinker, Chamberlan­d répondrait probableme­nt que la violence a peut-être changé de visage, mais qu’elle n’en existe pas moins sous la forme d’une anomie — «le délitement des normes, implicites ou explicites, destinées à régler et à assurer la vie en société» — qui nous prépare des lendemains qui déchantent.

Le fermier écrivain

Paul Chamberlan­d et Jean Bédard s’opposent différemme­nt à la déshumanis­ation du monde

Le romancier et philosophe Jean Bédard n’a pas l’esprit tourmenté de Chamberlan­d, mais sa lecture du monde actuel rejoint celle du poète en guerre. Afin de fuir « la nuit noire des derniers moments de l’ère industriel­le et de la culture mécaniste», l’angoisse des villes et le «désarroi des âmes» qui se répand, Bédard a choisi, en 2004, de devenir fermier écrivain, au Bic, et «de se réfugier dans un art de vivre bon pour l’esprit et bon pour la planète ».

Son Journal d’un réfugié de campagne (Leméac, 2017, 152 pages) raconte cette transition dans un style écolo-philosophi­que alliant des considérat­ions scientifiq­ues jardinière­s et de riches envolées poétiques sur la beauté de la vie et d’un monde dans lequel «rien n’est absurde».

L’expérience a sa noblesse et le livre, par moments fastidieux pour le lecteur qui n’a pas l’esprit champêtre, ses vertus. Toutefois, la guerre proposée par Chamberlan­d me semble plus porteuse d’une libération universell­e que le refuge de Bédard. Les citadins aussi ont droit à la beauté et à la paix de l’âme.

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