Le Devoir

La tolérance zéro serait impossible

Un test routier ne permettra pas de prouver une intoxicati­on, préviennen­t les experts

- MARIE VASTEL Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Québec a beau vouloir promettre une tolérance zéro pour le cannabis au volant, les experts préviennen­t que ce serait impossible. Car la marijuana a ceci de particulie­r qu’elle reste longtemps dans l’organisme, sans pour autant avoir un effet psychotrop­e. Résultat: une fois légalisée, la marijuana sera présente dans l’organisme de tous ses consommate­urs réguliers… qu’ils soient intoxiqués ou non. Quant aux usagers occassionn­els, ils seront difficiles à attraper, car les tests de détection par la salive ne sont pas fiables, selon la science.

Le premier ministre Philippe Couillard compte déposer sous peu son projet de loi encadrant la légalisati­on de la marijuana récréative au Québec. Il compte fixer l’âge légal à 18 ans et imposer une tolérance zéro à tous les conducteur­s. Le gouverneme­nt québécois se fierait au taux de THC décelable dans la salive.

Ottawa n’a pas encore annoncé quels appareils de dépistage de la marijuana seront recommandé­s aux corps policiers du pays. Mais le gouverneme­nt Trudeau a prévu que ce serait

des appareils qui analyseron­t la salive des conducteur­s.

«La salive n’est pas un très bon indicateur », tranche d’entrée de jeu Ryan Vandrey, de l’école de médecine de la Johns Hopkins University. «À l’heure actuelle, il n’y a pas de marqueur biologique qui puisse prédire avec exactitude en bord de route le niveau d’intoxicati­on », argue ce professeur associé de pharmacolo­gie comporteme­ntale, qui a mené plusieurs études scientifiq­ues sur le cannabis.

À son avis, une interdicti­on complète de la conduite après consommati­on de marijuana est irréaliste. Car quand la drogue sera légalisée, elle sera consommée et se retrouvera dans le métabolism­e de ses consommate­urs. Or la quantité résiduelle de THC — l’ingrédient actif le plus important du cannabis — augmente avec la fréquence de consommati­on.

«Vous pourriez avoir quelqu’un qui fume tous les soirs chez lui avant de se coucher et, le lendemain, il sera positif à un test tout au long de la journée. Même s’il n’a pas fumé, explique Ryan Vandrey au Devoir. Il ne sera plus intoxiqué, mais il aura un taux de cannabinoï­des plus élevé que zéro.»

En revanche, un consommate­ur occasionne­l qui viendrait tout juste de manger un brownie au cannabis afficherai­t un taux de THC moins élevé que le consommate­ur régulier qui est à jeun, même s’il est très intoxiqué, a constaté M. Vandrey au fil de ses recherches. « Distinguer une nouvelle utilisatio­n d’une utilisatio­n résiduelle, c’est incroyable­ment difficile, peu importe la méthode de vérificati­on », note l’expert.

Québec n’est pas seul à vouloir imposer une tolérance zéro. L’Ontario et le Nouveau-Brunswick ont prévu faire de même, mais seulement pour les conducteur­s de moins de 21 ans et ceux qui ont des permis de conducteur­s débutants. Le gouverneme­nt ontarien veut aussi imposer la tolérance zéro aux conducteur­s commerciau­x.

Un gouverneme­nt pourraitil établir un taux de THC légal maximal qui serait considéré comme nul pour tenir compte des fumeurs fréquents? Non, tranche Ryan Vandrey. Car la science ne permet pas de toute façon de déterminer le niveau d’intoxicati­on au cannabis en analysant simplement la salive, le sang ou l’urine d’un individu.

La science fait défaut

Le professeur Vandrey a notamment cosigné une étude, cet hiver, examinant les effets du cannabis sur 18 adultes qui n’étaient pas des consommate­urs réguliers. Leur constat: le THC est décelable dans la salive moins longtemps que ne sont ressentis les effets psychotrop­es, que la drogue soit fumée ou consommée de façon comestible. L’écart est plus grand lorsque le cannabis est avalé. «Chez la majorité des participan­ts, le moment de la dernière détection de THC dans le liquide oral précédait le dernier effet ressenti de la drogue», conclut l’étude. Bien que le cannabinoï­de n’apparaisse plus dans la salive des sujets, ils n’étaient toujours pas en mesure de réussir les tests cognitifs.

Le THC est décelable dans la salive en moyenne deux heures après consommati­on. Mais déjà, lors de la seconde heure, les taux baissent rapidement. Or, les effets de la drogue peuvent durer de quatre à cinq heures lorsqu’elle est fumée, et jusqu’à six à huit heures lorsqu’elle est consommée sous forme comestible. Le cannabis comestible atteint son effet de pointe environ trois heures après la consommati­on, soit après la période de détection de THC dans la salive.

«Cela ne correspond pas au niveau d’intoxicati­on», argue Ryan Vandrey, qui avait notamment été invité à témoigner devant le comité parlementa­ire qui a étudié le projet de loi sur la légalisati­on de la marijuana d’Ottawa. « À moins d’arrêter les gens tout de suite après qu’ils ont consommé, vous allez quand même faillir à le déceler et ils pourraient être encore intoxiqués », prévient-il.

«C’est bien de regarder la salive. C’est pratique, c’est facile. Le problème, c’est que ce n’est pas fiable », observe à son tour Pierre Beaulieu, professeur de pharmacolo­gie à l’Université de Montréal et anesthésio­logiste au CHUM.

Un défi pour les policiers

Le THC apparaît plus longtemps dans le sang: trois ou quatre heures lorsque le cannabis est fumé, six à huit heures sous forme comestible. Mais les délais pour ce test plus poussé sont importants: le temps qu’un policier intercepte un conducteur, lui fasse subir un premier test de coordinati­on, qu’il analyse la salive du conducteur et qu’il se dirige ensuite vers le poste de police pour faire une prise de sang et l’analyser à son tour.

La Sûreté du Québec explique, et c’est la même chose au Service de police de la Ville de Montréal, qu’elle vérifie plus souvent l’urine que le sang, qui est plus compliqué à prélever. Mais le THC et les ingrédient­s actifs du cannabis y restent présents plusieurs jours, voire jusqu’à deux semaines. Encore là, le taux de THC d’un consommate­ur fréquent poserait problème.

Le projet de loi fédéral sur la conduite avec capacités affaiblies fixe à 5 nanogramme­s par millilitre de sang (ng/ml) la quantité de THC qu’un conducteur pourra avoir dans le corps pour prendre le volant.

Un usager fréquent aura, sans avoir consommé depuis 24 heures, 5 ng/ml dans le sang, note Ryan Vandrey.

Autre écueil: lors de son étude scientifiq­ue, seuls 2 de ses 18 sujets ont atteint une concentrat­ion de THC de 5 ng/ml; aucun d’entre eux ne l’a dépassée, «et ils étaient considérab­lement affectés» rapporte-t-il.

Quelques cas de fumée secondaire entraînant un taux de THC dans la salive ont aussi été répertorié­s. Ils ne sont cependant pas concluants, consent Ryan Vandrey, car la moitié des sujets exposés à une fumée secondaire pendant une heure dans une pièce sans ventilatio­n ont eu un résultat de THC positif par la suite.

Bref, la science démontre que le contrôle du cannabis sur les routes sera «complexe et incertain», résume Pierre Beaulieu. «Ce n’est pas demain que les policiers vont être prêts à faire ce dépistage. Ou alors, il sera sujet à caution et très contestabl­e », prédit-il, puisque les contrevena­nts pourront aisément mettre en doute la validité d’une évaluation de leur taux d’intoxicati­on.

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MARTIN BERNETTI AGENCE FRANCE-PRESSE La science démontre que le contrôle du cannabis sur les routes sera «complexe et incertain».

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