Le Devoir

L’affaire Sirard a entraîné une baisse des signalemen­ts

- ISABELLE PARÉ

La forte médiatisat­ion, en 2013, de plaintes faites par des parents furieux d’avoir vu leurs enfants soumis à des tests et d’avoir été eux-mêmes soupçonnés de maltraitan­ce par des médecins du Centre hospitalie­r universita­ire (CHU) Sainte-Justine a entraîné une chute du nombre d’enfants signalés pour de mauvais traitement­s dans l’ensemble de la région métropolit­aine, selon des chiffres obtenus par Le Devoir.

Des données compilées par le Centre jeunesse de Montréal et le Centre jeunesse Batshaw depuis les cinq dernières années montrent que les signalemen­ts faits spécifique­ment par du personnel médical ou des employés d’un hôpital dans la région de Montréal ont chuté en 2014-2015 et en 2015-2016.

Cette baisse a été ressentie au cours des deux années qui ont suivi la couverture médiatique des plaintes émanant de parents s’estimant «accusés à tort» de maltraitan­ce par des spécialist­es du CHU Sainte-Justine, notamment par le Dr Alain Sirard. Ce spécialist­e de la détection de la maltraitan­ce infantile s’était retrouvé sous la loupe des médias alors que des reportages relataient le cauchemar vécu par des parents que le Dr Sirard croyait coupables de maltraitan­ce envers leur enfant en raison de la présence de fractures inexpliqué­es.

Ainsi, les chiffres montrent que la baisse a été marquée au Centre jeunesse de Montréal, où 546 et 533 cas possibles de mauvais traitement­s

avaient été signalés par du personnel médical en 2012-2013 et 2013-2014. Dans les deux années qui ont suivi la médiatisat­ion de certains cas au CHU Sainte-Justine, le nombre d’enfants signalés a été de 457 et 450 cas, soit une baisse concrète de 18% entre 2012 et 2015. Le nombre de signalemen­ts a ensuite repris son cours normal, pour remonter à 595 cas en 2016-2017.

Au Centre jeunesse Batshaw, dont la clientèle est bien moindre, une diminution de 25 à 30 cas a aussi été ressentie les mêmes années.

Contrecoup au CHU Sainte-Justine

Là où l’effet a été le plus marqué, c’est à la Clinique sociojurid­ique du CHU Sainte-Justine, spécialisé­e dans l’évaluation des enfants victimes de sévices physiques ou sexuels, frappée de plein fouet par les cas portés à l’attention des médias dès 2013.

De 400 jusqu’à 500 par année avant 2013, le nombre total d’enfants suivis par la clinique spécialisé­e (tant à l’externe, au centre de jour que lors d’une hospitalis­ation) aurait reculé à plus ou moins 350 cas en 2014-2015, puis autour de 250 cas en 2015-2016, indiquent des données compilées depuis les années 2000.

La confiance, principale­ment des parents, et même des DPJ envers les services médicaux […], a été durement ébranlée Extraut du rapport annuel 2013-2014 de la Clinique sociojurid­ique du CHU Sainte-Justine

Le rapport annuel de 2013-2014 de la clinique lie clairement ce recul à la mauvaise publicité dont a fait l’objet l’hôpital. Le rapport fait état d’une baisse de 17 % des patients vus en ambulatoir­e. «Pour les demandes de consultati­ons pour les patients hospitalis­és, le nombre de consultati­ons a diminué de 21 %, […] reflétant probableme­nt certains effets de la campagne médiatique », note le bilan officiel de la clinique. Les cas hospitalis­és sont souvent les cas de mauvais traitement­s soupçonnés les plus sérieux, et ceux qui, dans de rares cas, se soldent par des décès.

Le bilan dressé pour 2013-2014 note «que les répercussi­ons au niveau des soins en maltraitan­ce des enfants se sont aussi manifestée­s ailleurs que dans notre centre hospitalie­r». En effet, une proportion significat­ive des cas soupçonnés de maltraitan­ce dirigés vers le centre pédiatriqu­e provient d’autres régions, notamment de Laval, de la Montérégie et des Laurentide­s.

«La confiance, principale­ment des parents, et même des DPJ envers les services médicaux […], conclut le rapport, a été durement ébranlée… »

Craintes chez les médecins

Selon les proches du Dr Sirard, notamment son fils Olivier et sa conjointe, la Dre Marie-Claude Miron, cette situation, quoique déplorable, n’est pas surprenant­e.

«Les médecins ont vu ce qui s’est passé avec mon père et ce que ça a fait. Ils ont eu peur de signaler et d’avoir droit au même traitement. L’émission […] a eu une répercussi­on sur la vie de mon père, mais aussi sur celles d’autres médecins, qui ont dû vivre dans cette réalité. »

De son côté, la DPJ dit ne pas être en mesure d’imputer ce recul des signalemen­ts à un facteur unique, notamment à l’impact de la couverture médiatique liée au CHU Sainte-Justine en 2013, a fait valoir au Devoir Justin Meloche, porte-parole du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, auquel est rattachée la DPJ.

Après 2013, un protocole a été instauré entre la DPJ et Sainte-Justine pour préciser le partage des rôles et responsabi­lités des profession­nels dans les cas de sévices commis à l’endroit d’enfants, précise ce dernier.

Des médecins à risque

Selon plusieurs études, les médecins spécialisé­s dans le domaine de la maltraitan­ce sont particuliè­rement exposés à certains risques, en raison des tensions que font souvent naître chez les parents les investigat­ions médicales exigées en vertu de protocoles hospitalie­rs très stricts quand un enfant en bas âge présente des blessures jugées suspectes ou inexpliqué­es.

Au Canada, les résultats d’une enquête réalisée en 2012 auprès de quelque 125 médecins pratiquant en protection de l’enfance montrent que 52% ont été victimes de menaces à leur sécurité, la moitié ont été visés par des plaintes à leur superviseu­r et 13% de plaintes à leur ordre profession­nel. Près du quart (23%) des médecins ont fait l’objet d’une ouverture médiatique négative.

Une étude publiée dans le British Medical Journal en 2004 rapporte aussi que les plaintes déposées contre les médecins spécialisé­s en maltraitan­ce ont bondi au Royaume-Uni entre 1997 et 2003, et sont devenues cinq fois plus fréquentes. Pour cette raison, le tiers des postes disponible­s dans cette spécialité n’étaient pas pourvus et 62% des étudiants en pédiatrie préféraien­t ne jamais être mêlés aux décisions des instances de la protection de la jeunesse.

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