Les biscuits chinois
JEAN-FRANÇOIS NADEAU
Ya-t-il trop de mots, comme on peut croire parfois qu’il y a trop d’images? C’est au fond un peu l’idée qui règne en maître derrière Twitter et d’autres plateformes numériques. Elles soutiennent que la pauvreté dans l’abondance est un signe de richesse. Jamais les phrases courtes et lapidaires n’auront été aussi populaires. Le phénomène social dont cela témoigne ne date pourtant pas d’hier.
En 1922 fut lancé, à l’initiative de DeWitt Wallace, le fils d’un prédicateur, le magazine Reader’s Digest. Il promettait à ses lecteurs 31 articles, sous forme de résumés, de ce qu’on trouve ailleurs de meilleur. Pour réaliser son imprimé, Wallace n’avait besoin ni d’auteurs, ni de rédacteurs, ni de recherche particulière. Il lui suffisait de se rendre à la bibliothèque publique pour plonger le nez dans différentes revues et en tirer à sa guise des résumés de son cru. Un journal sans journaliste: voilà une aubaine. Les éditeurs des autres magazines, heureux naïfs, voulurent bien considérer qu’il s’agissait là d’une forme de publicité qui leur serait bénéfique.
Dans les années 1950, ce petit mensuel d’articles recyclés sous forme d’abrégés se vendait désormais en trente langues, y compris dans une édition en braille. Ses ventes dépassaient de loin celles de tous les magazines populaires américains. Avec plus de 12 millions d’exemplaires vendus, la circulation du magazine avait la capacité de toucher chaque mois le quart des adultes de l’Amérique du Nord. Jusqu’à l’explosion du monde numérique au début du XXIe siècle, on continua d’ailleurs de trouver ce magazine présent un peu partout.
Si au départ la formule de type Reader’s Digest cherchait à amener le lecteur vers d’autres sources en les lui faisant connaître, on finit par faire en sorte que le lecteur se trouve enfermé dans la logique de la pensée condensée. Les échos finirent par se vendre mieux que la voix originale. L’ombre brilla soudain plus que la lumière.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’équipe principale de Reader’s Digest aménagea un nouveau siège social dans l’État de New York. Le lieu témoigne de son formidable succès: dans un grand immeuble construit sur un terrain de plus de 50 hectares s’affairaient 2500 employés, qui fournissaient du matériel à des bureaux à l’étranger, dont celui du Québec. Le Reader’s Digest était au fond un Google ou un Facebook avant la lettre, un simple agrégateur dont les profits découlaient entièrement du travail d’autrui qu’il s’appropriait.
Le magazine affirmait bien sûr qu’il était le reflet de ce que le lecteur voulait: aller à l’essentiel en débarrassant la langue de ses nuances, de ses rapports à la culture, des mises en perspective qu’elle peut offrir à travers le style d’un auteur particulier. C’était dire, en gros, que les journalistes et les écrivains utilisent beaucoup trop de mots, qu’au bout du compte ils ne sont guère nécessaires. Dès les années 1920, le Reader’s Digest indiquait que ses articles devaient être écrits pour plaire au lecteur qui, «en cette décennie où le monde change rapidement, désire aller à l’essentiel ». Ne dit-on pas aujourd’hui exactement la même chose dès lors qu’il est question de plateformes numériques ? Et à force d’être toujours plus succinct «en cette décennie où le monde change rapidement», s’approche-ton enfin de l’essentiel ?
À force de dominer un marché qu’il avait créé à partir de la matière des autres, Le Reader’s Digest vit plusieurs magazines disparaître. Il fut bientôt obligé de créer de toutes pièces des histoires parce que le réel ne lui donnait pas suffisamment de pensées à cuisiner tel qu’il le désirait. Il fallut donc que le Reader’s Digest se transforme lui-même en producteur de sa propre nourriture pour satisfaire aux besoins qu’il avait créés. De la même façon, on trouve aujourd’hui, sur les différentes plateformes numériques, un vaste assortiment de bouillies destinées à gaver le lecteur jusqu’à satiété, afin de le décourager de se nourrir ailleurs.
Dans ce vide, on se fabrique volontiers des révolutions de salon. Le réseau social Twitter permet ainsi désormais à ses abonnés de publier des textes deux fois plus longs, soit 280 caractères au lieu de 140 précédemment. La semaine dernière, l’émission Médium Large de la radio de Radio-Canada twittait à ce sujet ce qui était apparemment une citation de son invitée du jour, l’animatrice Marie-France Bazzo. Ce gazouillis lui fait dire ceci: « L’obligation de s’exprimer en 140 caractères a fait la personnalité de Twitter. Ça obligeait à avoir une pensée claire. » On peut bien sûr se demander si c’est bien ce que Bazzo a dit. Si c’est le cas, voilà qui est tout de même un peu simplet. Et si cela ne l’est pas, cela montre bien que tout n’est pas si clair lorsqu’une idée se voit forcée d’être comprimée.
Car comment écrire et lire le moins possible pourrait-il être le gage d’«une pensée claire» ? Il pullule sur ces réseaux des gens plus pressés de s’exprimer que de réfléchir, au point qu’ils achètent volontiers des milliers d’abonnés pour feindre d’être entendus. La pensée à ce point simplifiée en guise d’horizon pour l’humanité trouve en fait son illustration parfaite en Donald Trump. En si bon chemin, il faudra bientôt s’en remettre à la prose des biscuits chinois pour comprendre le monde.