Le Devoir

Contrer Monsanto

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Cela fait deux ans qu’un débat majeur de santé publique fait rage en Europe: celui autour du renouvelle­ment de la licence d’exploitati­on du glyphosate, l’herbicide le plus utilisé au monde — entrant dans la compositio­n du controvers­é Roundup, de la non moins controvers­ée multinatio­nale Monsanto. Au Canada, pas de questionne­ment de semblable ampleur sur cet herbicide pourtant classé «cancérigèn­e probable» pour l’humain par une agence de l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS).

En 2015, l’Union européenne s’apprêtait à prolonger l’autorisati­on du glyphosate pour quinze ans, de 2016 à 2031, sans trop se poser de questions, puisque le désherbant était jugé sûr par les agences réglementa­ires. La mise en garde du Centre internatio­nal de recherche sur le cancer (CIRC), une agence de l’OMS, est venue tout changer. Les environnem­entalistes se mobilisent alors, les gouverneme­nts européens se divisent et tergiverse­nt. La Commission européenne (CE) a plusieurs fois tenté, sans succès, de dégager une majorité parmi les 28 États membres en faveur d’une réautorisa­tion de l’herbicide, dont la licence expire le 15 décembre prochain. Plus récente tentative: jeudi dernier, alors que l’exécutif européen a proposé un renouvelle­ment pour cinq ans.

Une majorité de pays (14) a bien voté pour ce compromis, mais comme ils ne regroupent pas au moins 65% de la population, il n’a pu être entériné. L’Allemagne s’est abstenue, alors que la France, par la voix de son écolo-ministre de la Transition écologique, Nicolas Hulot, avait déjà fait savoir qu’elle voterait contre une propositio­n allant au-delà de trois ans. Ce dont M. Hulot s’est félicité, faisant élégamment valoir «que tout le monde a inscrit dans son logiciel qu’au-delà d’une réautorisa­tion […], ce sur quoi il faut travailler, c’est comment petit à petit, mais assez rapidement, on va s’affranchir de toutes ces molécules qui, de manière assez justifiée, occasionne­nt une défiance entre le consommate­ur et le mode alimentair­e».

On en est là. De fil en aiguille, le débat n’a plus porté seulement sur la durée de renouvelle­ment de la licence, renouvelab­le par définition, mais sur une «interdicti­on programmée». Ce qui représente un pas dans la bonne direction dans un monde de plus en plus pollué par les produits chimiques, en particulie­r dans les pays en développem­ent, et dont les perturbate­urs endocrinie­ns ne sont pas les moins sournois — ces substances qui entrent dans la fabricatio­n de produits de la vie courante, comme les cosmétique­s et les jouets, et qui sont susceptibl­es d’être à l’origine de dysfonctio­nnements, comme l’obésité ou des retards de développem­ent.

Il n’est objectivem­ent pas facile d’établir un lien direct entre un pesticide et un problème de santé publique, même si les indices existent. D’autant moins facile que le glyphosate est un ingrédient parmi d’autres qui entrent dans la fabricatio­n du Roundup, commercial­isé depuis 1975. Des failles que l’industrie ne se prive pas d’exploiter, du reste.

Grâce aux tribunaux, le débat a encore pris de l’ampleur cette année avec le scandale des « Monsanto Papers », ces dizaines de milliers de pages de documents internes que le géant de l’agrochimie a dû rendre publics dans la foulée d’un procès intenté aux États-Unis par plus de 3000 victimes ou proches de victimes d’un lymphome non hodgkinien, un cancer du sang rare, dont ils tiennent responsabl­es Monsanto et son glyphosate.

Ces documents, que Le Monde a disséqués, montrent par le menu comment s’y est pris Monsanto pour manipuler les données scientifiq­ues et passer sous silence les risques que représente son très populaire pesticide — alors que c’est sur les études de l’entreprise que les autorités américaine­s se sont appuyées pour autoriser le glyphosate en 1994. À Bruxelles, l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), qui a conclu à la non-toxicité du glyphosate, a été vertement critiquée après que The Guardian eut rapporté que les évaluation­s de l’agence avaient été copiées des études de Monsanto…

Le scandale des Monsanto Papers plaide haut et fort pour le principe élémentair­e d’intégrité scientifiq­ue, le scandale étant que des gouverneme­nts laissent les enjeux de santé publique se diluer dans une négligence à forte teneur en complaisan­ce. D’autant que le glyphosate ne constitue évidemment pas un cas isolé. Plutôt une illustrati­on parmi bien d’autres de la façon par laquelle des multinatio­nales s’emparent des États et de leurs institutio­ns. Au Canada, le gouverneme­nt fédéral a autorisé en avril dernier l’utilisatio­n du glyphosate pour une nouvelle période de 15 ans. Avec l’Europe, le décalage en matière de questionne­ment est énorme. Il faudra bien un jour que le débat ait lieu ici aussi.

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GUY TAILLEFER

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