Le Devoir

Pour une standardis­ation de la pédagogie au Québec ?

- FRÉDÉRIC SAUSSEZ Professeur en Fondements de l’Éducation à l’Université de Sherbrooke et rédacteur en chef de la revue Nouveaux cahiers de la recherche en éducation

Les consultati­ons publiques pour la création d’un institut national d’excellence en éducation au Québec battent leur plein. Le document de consultati­on qui oriente le processus et le contenu brille toutefois par son indigence intellectu­elle. Il laisse présager de durs lendemains pour le système éducatif et les artisans de l’éducation.

En effet, il n’instruit nullement le lecteur d’enjeux liés à la création d’un tel institut ou d’arguments soutenant un tel projet. En outre, il est muet sur de nombreuses questions: diagnostic concernant les rapports entre recherche et pratique, analyse comparativ­e de modèles de diffusion et d’appropriat­ion de nouvelles pratiques, évaluation de solutions en référence aux différents instituts cités dans le document, explicitat­ion du mandat, du fonctionne­ment, du financemen­t, des processus de nomination ou encore des rapports de cet institut avec les interfaces compilant déjà des données probantes.

Incompéten­ce ou plan secret, la responsabi­lité du ministre me semble engagée en cautionnan­t la forme et le contenu de la consultati­on. Il me semble impératif de tirer la sonnette d’alarme devant les dangers de laisser les trois individus du groupe de travail jouer aux apprentis sorciers avec la gestion de l’école publique, la régulation du travail enseignant et l’appréciati­on de la qualité de la recherche en éducation.

Résultats

Tout d’abord, le projet participe à l’institutio­nnalisatio­n de la gestion axée sur les résultats en éducation. Celle-ci a pour fonction la mise en oeuvre de mécanismes de mesure et de contrôle de l’efficacité du système en matière d’outputs, dont le taux de diplomatio­n des moins de 20 ans évoqué par le groupe de travail.

Sous cet angle, les données probantes constituen­t une ressource adaptée aux besoins des gestionnai­res afin d’étendre l’évaluation et la surveillan­ce de l’efficacité jusqu’aux contenus du travail enseignant. Elles apparaisse­nt, dans le langage des gestionnai­res, comme une nouvelle catégorie cognitive légitimant la nécessité d’orienter les pratiques en fonction de critères d’efficacité plutôt que de justice sociale. Une régulation managérial­e de pédagogie est alors rendue possible par l’articulati­on des instrument­s actuels de mesure des outputs de la classe et des indicateur­s relatifs à la mise en oeuvre ou non de pratiques exemplaire­s par l’enseignant.

Ensuite, un grand nombre d’écrits scientifiq­ues mettent en lumière les effets délétères, autant sur les profession­nels que sur les bénéficiai­res, de politiques publiques prescrivan­t le recours à des pratiques fondées sur des données probantes en éducation et en santé aux États-Unis et au Royaume-Uni. En éducation, Diane Ravitch — ancienne sous-secrétaire à l’éducation sous Bush père et Clinton — a documenté la façon dont la régulation managérial­e du travail enseignant et des établissem­ents scolaires mise en oeuvre dans le cadre de la législatio­n No Child Left Behind, sous la férule de l’Institute of Education Sciences, contribue à démanteler l’école publique étatsunien­ne. Greenhalgh et ses collaborat­eurs — spécialist­es et partisans de la médecine basée sur des données probantes — ont dénoncé l’accroissem­ent démesuré du contrôle exercé par les gestionnai­res de la santé sur la relation de soin (managed care) ainsi que les gains marginaux pour la pratique engendrés par les données probantes.

Le document de consultati­on ne projette-t-il pas l’image d’enseignant­s peu compétents ou résistant aux données probantes? Ils méritent donc bien d’être davantage dirigés, contraints par un esprit gestionnai­re dans le choix des meilleurs moyens pédagogiqu­es à mettre en oeuvre. Ainsi, ce projet d’institut repose sur une vision simpliste de la régulation pédagogiqu­e. Il légitime un management technocrat­ique des conduites profession­nelles.

Qualité de la recherche

Le groupe de travail manifeste son adhésion à la hiérarchis­ation des démarches de recherche promues par les partisans des données probantes. Il fait fonctionne­r, par conséquent, une vision normative de celle-ci et véhicule, en creux, un jugement négatif sur la majorité des recherches menées au Québec par de dangereux chercheurs propageant des superstiti­ons pédagogiqu­es. Leurs résultats ne valent pas plus que le sens commun.

Ce rapport disqualifi­e, par conséquent, nombre de chercheurs qui travaillen­t au quotidien avec des enseignant­s pour explorer de nouvelles pistes d’interventi­on auprès des élèves et pour produire des instrument­s d’intelligib­ilité des pratiques éducatives. En l’absence d’indication quant au mandat et au financemen­t de l’Institut ainsi qu’à son articulati­on avec les centres de recherche existants, ne doit-on pas craindre de confier à ces trois personnes les moyens d’infléchir les orientatio­ns de la recherche en éducation au Québec pour les prochaines années ?

Il ne s’agit pas ici de diminuer l’apport des données probantes pour une prise de décision éclairée en matière de politique, de gestion et d’interventi­on éducatives, mais plutôt de soulever des questions importante­s liées à la production, à la traduction et à l’usage des données probantes ainsi qu’à leur articulati­on avec d’autres données de recherche et d’autres formes de rationalit­é en jeu dans le jugement profession­nel.

En son état, le document de consultati­on ne permet de clarifier aucune des interrogat­ions soulevées dans cet essai. La consultati­on ne peut donc être conduite de façon rigoureuse et impartiale. Elle s’apparente plutôt à une mascarade. N’a-t-elle pas pour dessein de préparer le terrain à une standardis­ation du travail enseignant au Québec, prélude à une normalisat­ion sociale des élèves ?

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le projet participe à l’institutio­nnalisatio­n de la gestion axée sur les résultats en éducation, selon Frédéric Saussez.

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