Ouvrir les oreilles avec Valery Gergiev
VALERY GERGIEV – ORCHESTRE MARIINSKY Richard Strauss : Une vie de héros. Chtchédrine: Concerto pour piano n° 2. Stravinski: Suite de L’oiseau de feu (1919). Denis Matsuev (piano). Maison symphonique de Montréal, samedi 11 novembre 2017.
Ouvrir les oreilles, c’est ouvrir son coeur et accueillir le point de vue de l’étranger. Quand cet étranger est russe, il y a une certaine défiance, plus politique que culturelle, j’en conviens. Le Devoir avait été l’un des rares médias à en parler à bâtons rompus avec Valery Gergiev après son concert à Palmyre.
Samedi, Gergiev est venu chez nous. C’était sa troisième fois à la Maison symphonique. Et il y en a eu pour tous les goûts. Avec son complice Denis Matsuev, Valery Gergiev a même transformé en grand spectacle le cocktail a priori abstrait — un quart de Prokofiev, un quart de Chostakovitch, un quart de post constructivisme pulvérisé par un quart de furieuse volonté d’émancipation — concocté par Rodion Chtchédrine en 1966.
Pour les esthètes épicuriens, une minute restera à jamais. Celle de la transition entre la Berceuse et le Finale de L’oiseau de feu de Stravinski. Certes, des frémissements impalpables à cet endroit précis, on en a connu d’autres, mais à ce degré d’audace, c’était fort, et le meilleur est venu ensuite : le pianissimo du cor et, cerise sur le gâteau, l’irréel son tamisé de la harpe. Là, c’était vraiment inouï, au sens propre. Comme par miracle, à ce moment précis, la Maison symphonique qui, à maintes reprises, samedi, ressemblait plutôt à un sanatorium avait enfin fait le silence.
Un autre son
Plus que d’interprétation, il faut, me semble-t-il, parler d’expérience sonore. La Maison symphonique de Montréal a permis ce moment magique de L’oiseau de feu, mais, surtout, sur l’ensemble du concert de l’Orchestre du Mariinsky, elle sonnait différemment. Et ça, c’est très intéressant.
En tassant l’orchestre au fond de la scène, en calant les contrebasses (quel pupitre fabuleux!) dans le coin gauche, en faisant projeter les cors contre le mur arrière et en mettant les trompettes un étage sous les trombones, Gergiev rééquilibre le spectre sonore graves-aigus, empêche les trompettes de « transpercer» la masse, et enlève les «trous acoustiques». Le reste est réglé comme pour le récent CD de l’OSM: canopée plus haute et rideaux tirés au balcon. Le son est moins scintillant, mais il a plus de densité. L’ouverture de La force du destin de Verdi, en rappel, l’a bien montré. Il est tout de même ironique que la salle forgée selon le cahier des charges de Kent Nagano ait le moins bon rendement dans les configurations que privilégiait le commanditaire, qui, lui-même, a mis de l’eau dans son vin !
Autre confrontation Gergiev-Nagano, artistique cette fois, dans Une vie de héros, enregistrée par Mezzo il y a un an ici. Nagano privilégie la musique lapidaire sous une arche unique. Gergiev brosse les traits de chaque tableau de ce portrait de famille: héros généreux et se pavanant, adversaires (les critiques notamment) ridicules, compagne suave, bataille épique… Le seul hiatus survient dans des oeuvres de paix, où l’autoparodie de Strauss passe à la trappe avec une battue trop raide et un discours pas assez autocondescendant.
Mais nous avons passé une sacrée soirée symphonique et retrouvé avec bonheur le phénoménal Denis Matsuev, qui a rajouté en bis une Humoresque du même Rodion Chtchédrine. Maintenant que Montréal a donné des gages en remplissant la Maison symphonique pour un concert sans une note de Rachmaninov, Chostakovitch ou Tchaïkovski, nous aurons peut-être droit au «grand jeu» la prochaine fois.