Le Devoir

Le mot « F--k » n’est plus vulgaire !

- PIERRE TRUDEL

Il y a quelques jours, on apprenait que le Conseil canadien des normes de la radiotélév­ision (CCNR), l’organisme chargé de décider des plaintes à l’égard des écarts de langage sur les ondes, estimait que «le mot “fuck” entendu à la radio n’a pas en français la même

connotatio­n vulgaire qu’en anglais ». On peut certes convenir que nous vivons désormais dans une société qui se formalise moins de tels propos extrêmes. Mais cette décision illustre la tendance à restreindr­e la portée des codes volontaire­s mis en place afin de discipline­r les radios et les télévision­s traditionn­elles. Il devient en effet de plus en plus difficile d’appliquer les normes destinées à nous protéger contre les «gros mots», alors que sur Internet de pareils propos circulent sans balises.

Concurrenc­e des réglementa­tions

Ce phénomène, qui délégitime les normes sur le langage vulgaire ou qui ruine la légitimité des lois nationales, s’appelle la concurrenc­e des réglementa­tions. Par sa capacité de se superposer aux territoire­s nationaux, Internet engendre des conditions par lesquelles les lois territoria­les se retrouvent en concurrenc­e avec les règles qui s’appliquent par défaut dans les espaces du réseau des réseaux.

Le CCNR a été mis en place par l’Associatio­n canadienne des radiodiffu­seurs à la suite d’une demande du Conseil de la radiodiffu­sion et des télécommun­ications canadienne­s (CRTC). Le CRTC est investi par la loi de la mission de surveiller et de réglemente­r tous les aspects du système de radiodiffu­sion. Mais pour compenser une pénurie de moyens, le CRTC a choisi de laisser à une instance volontaire mise en place par les diffuseurs le soin de décider en première ligne du bien-fondé des plaintes relatives aux écarts dans les émissions de radio ou de télévision. Comme le relevait récemment Naël Shiab dans une enquête publiée par L’Actualité, le CCNR reçoit de plus en plus de plaintes, mais le nombre de blâmes est en chute libre! Depuis quelques années, cette régulation volontaire du langage cru n’impose que quelques balises applicable­s uniquement dans les cas extrêmes.

Les législatio­ns sur les médias électroniq­ues ont été édictées à une époque où les sons et les images entraient dans « tous les salons de la nation ». Cela pouvait justifier d’imposer des règles beaucoup plus strictes que celles qui étaient jugées nécessaire­s ou légitimes pour les propos diffusés dans les médias écrits. La généralisa­tion de la réception en ligne a changé les conditions dans lesquelles s’apprécie la nécessité de réglemente­r les médias. Chacun a désormais la faculté d’écouter ou de regarder les propos et les images qui lui sont offerts. Notre capacité de nous soustraire aux contenus qui ne correspond­ent pas à nos goûts et valeurs est pratiqueme­nt illimitée. Cela change les évaluation­s que l’on fait à l’égard de la légitimité des règles destinées à policer ce qui se dit dans les médias.

La réglementa­tion de la teneur des propos diffusés sur les ondes vise dorénavant un environnem­ent médiatique en concurrenc­e avec Internet. Internet devient la voie dominante d’accès aux émissions de radio et de télévision. Internet est un environnem­ent qui met en concurrenc­e les différente­s régulation­s des paroles et des images. Par le haut niveau de maîtrise qu’il confère aux individus de choisir de s’exposer ou non à certains contenus, mêmes extrêmes, l’environnem­ent cyberspati­al place les réglementa­tions des contenus, comme celles s’appliquant jadis aux radios et aux télévision­s, en situation de concurrenc­e avec les règles beaucoup plus permissive­s prévalant sur le Web. Cela contribue à délégitime­r les mesures destinées à policer le langage sur les ondes.

Déficit de légitimité

La place que prend Internet dans l’environnem­ent médiatique change les conditions de fonctionne­ment des diffuseurs traditionn­els. Dans un tel contexte, faut-il s’étonner que le CCNR hésite à blâmer les diffuseurs tenus à des règles plus strictes alors que ceux-ci sont en concurrenc­e directe avec des diffuseurs qui sont exemptés de pratiqueme­nt toutes les contrainte­s ? Persister à imposer à ceux qui diffusent en dehors d’Internet, par les moyens traditionn­els que sont les ondes FM, des exigences qu’on n’a pas le courage d’imposer sur Internet a pour conséquenc­e de délégitime­r toute la réglementa­tion destinée à assurer le civisme ou les équilibres dans les médias.

Ceux qui se désolent de la détériorat­ion du langage dans les médias ou s’inquiètent de la proliférat­ion des «radios poubelles» doivent prendre leur mal en patience! Si la tendance se maintient, l’étiolement des quelques normes qui prétendent encore imposer une certaine discipline dans les espaces médiatique­s ira en empirant.

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