Le Devoir

Des conséquenc­es du dépassemen­t éducatif des hommes par les femmes

- PIERRE DUBUC L’auteur est directeur et rédacteur en chef de L’aut’journal

Dans son livre Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine (Seuil), l’historien et anthropolo­gue français Emmanuel Todd insiste sur l’importance des trois révolution­s éducatives, qui ont marqué l’évolution humaine: l’alphabétis­ation, l’enseigneme­nt secondaire et l’enseigneme­nt supérieur.

Cette dernière révolution se caractéris­e, en Occident, par l’apparition d’une nouvelle stratifica­tion sociale et, de façon plus particuliè­re, par le dépassemen­t éducatif des hommes par les femmes, un phénomène sans précédent dans l’histoire, qui conduit, selon lui, à poser « l’hypothèse d’une mutation matriarcal­e, ce qui représente­rait une révolution anthropolo­gique, un saut dans l’inconnu ».

Au Québec, le sociologue Simon Langlois a bien documenté ces deux phénomènes — la stratifica­tion sociale et l’émergence des femmes — dans son livre Le Québec change (Del Busso, éditeur).

C’est sur le plan de la stratifica­tion sociale que «le Québec a le plus changé depuis un demisiècle », insiste-t-il lorsqu’il nous reçoit dans son bureau de l’Université Laval, à Québec. Loin de la société homogène des « porteurs d’eau » d’il y a cinquante ans, Simon Langlois la décompose aujourd’hui en dix strates sociales. Il souligne que le changement le plus radical, sous l’effet de la scolarisat­ion, est la place des femmes dans la société, comme en témoigne le taux de présence féminine chez les cadres intermédia­ires (45,9 %), les profession­nels (48,9 %), les profession­nels intermédia­ires (72,9 %) et les technicien­s (52,1 %).

Cependant, la présence des femmes est beaucoup moins élevée chez les cadres supérieure­s (28,2 %) et au sommet de la pyramide sociale. Simon Langlois l’explique par des facteurs structurau­x, comme les old boys networks et la culture d’entreprise (longues heures de travail, horaires déments, etc.), qui rendent inconcilia­bles « deux systèmes d’action, celui de la grande entreprise et celui de la vie de couple ».

Nous ajouterion­s que l’inconduite et le harcèlemen­t sexuels font aussi partie de l’arsenal des armes utilisées par les membres des old boys networks pour préserver leurs privilèges et que la vague de dénonciati­ons actuelle de ces comporteme­nts est un nouvel épisode de la montée en puissance des femmes dans leur lutte pour l’égalité.

Le niqab

Parallèlem­ent au débat sur les inconduite­s sexuelles s’est tenu un autre débat, ayant en toile de fond la question de l’égalité hommesfemm­es, avec l’adoption du projet de loi 62 ayant pour but de favoriser le « respect de la neutralité religieuse », qui vise indirectem­ent le port du voile intégral par un certain nombre de femmes musulmanes.

Dans son « esquisse de l’histoire humaine », Emmanuel Todd nourrit notre réflexion sur cette question. Il accorde une importance primordial­e aux structures familiales, qui auraient une influence déterminan­te sur nos pensées et nos comporteme­nts, souvent à notre insu.

La famille a pris différente­s formes, souvent avec la transmissi­on par le lignage du père. Ce système familial a permis à des sociétés en Chine, en Inde, en Iran et dans le monde arabe de développer de grandes civilisati­ons, mais, paradoxale­ment, avec un abaissemen­t continu du statut de la femme.

Mais ces structures sont aujourd’hui remises en question sous l’effet d’un certain nombre de facteurs, dont la hausse spectacula­ire du niveau éducatif avec le dépassemen­t des hommes par les femmes, la baisse de la fécondité et l’effacement terminal de la religion.

L’Iran et le monde arabe n’y échappent pas (le taux de fécondité n’est que de 1,6 enfant par famille en Iran). Selon Todd, « l’indicateur de fécondité nous permet de suivre le rythme des évolutions mentales » et « lorsqu’il passe en dessous de deux enfants par femme, nous pouvons être certains que, dans sa masse, la population est sortie du système religieux ancien ». Ainsi, le fondamenta­lisme musulman ne serait que « l’ultime raidisseme­nt de la foi » et qu’« une étape sur le chemin de la sécularisa­tion ».

Cependant, la sécularisa­tion ne signifie pas l’effacement instantané de comporteme­nts associés

aux structures familiales et religieuse­s en voie de disparitio­n. Dans son essai Qui est Charlie?, qui a suscité une immense polémique en France, Todd qualifiait de forme hypocrite d’islamophob­ie les immenses manifestat­ions qui ont suivi les attentats contre Charlie Hebdo, en soutenant qu’elles mobilisaie­nt les classes moyennes, des personnes âgées et des catholique­s « zombies », c’est-à-dire provenant de régions de France où le catholicis­me vient de disparaîtr­e. Todd étend ce jugement au Québec où « la fixation négative sur la religion de Mahomet est très facile à déceler ».

Bien entendu, le Québec n’est pas la France, où la plus forte mobilisati­on à la défense de Charlie Hebdo était, selon Todd, celle de la France d’« en haut », par opposition à la France d’« en bas ». Au Québec, au contraire, l’appui au port du voile trouve plusieurs de ses partisans au sein de l’élite multicultu­raliste. On peut néanmoins recenser deux courants chez les défenseurs de la laïcité. Un premier courant qui regroupe les partisans d’une laïcité intégrale et un deuxième courant qu’on peut qualifier de catho-laïcité. Le débat sur le retrait ou non du crucifix à l’Assemblée nationale illustre bien la présence de ces deux tendances.

Dans son livre, Todd montre que la lutte pour la démocratie emprunte souvent des voies complexes. Il en va ainsi pour l’atteinte de l’égalité hommes-femmes.

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