Le Devoir

Le bébé et l’eau du bain

- fpelletier@ledevoir.com Sur Twitter : @fpelletier­1 FRANCINE PELLETIER

Posée une première fois lors de l’affaire Claude Jutra, la question retentit aujourd’hui de plus belle: faut-il séparer l’art et l’artiste? Sachant maintenant que l’agression sexuelle est aux plateaux de tournage et aux salles de maquillage ce que le vent est à l’automne, souvent déchaîné, faut-il faire la différence entre l’artiste qui nous éblouit et l’homme qui, à la suite de révélation­s faites sur son comporteme­nt, nous horripile ? Faudrait-il jeter le bébé avec l’eau vachement sale du bain ?

Je me souviens d’un professeur de littératur­e qui nous sermonnait là-dessus. Il ne fallait surtout pas s’attarder aux travers personnels des grands écrivains, disait-il. Peu importe si l’un zyeutait les petites filles ou si l’autre volait à l’étalage, il fallait s’en tenir uniquement à l’oeuvre. C’était l’époque où, quel que soit le défaut, puer de la bouche ou battre sa femme, on avait tendance à assimiler tout ça à une espèce de turpitude intérieure dont le «génie créateur» serait, c’est bien connu, pétri.

Roman Polanski, accusé en 1977 du viol d’une fille de 13 ans, et Woody Allen, écorché en 1993 par les allégation­s d’agression sexuelle de sa fille adoptive, Dylan Farrow, ainsi que par son union avec sa belle-fille Soon-Yi Previn, ont tous deux bénéficié de ce mur de Chine entre l’art et l’artiste. Ils n’ont pas eu à payer profession­nellement pour leurs écarts de conduite personnels. Le mythe du grand homme, du brillant artiste, a longtemps eu le dos large. Ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui.

S’il y a une chose qui ressort de l’avalanche d’inconduite­s sexuelles, présumées ou reconnues, de Harvey Weinstein à Sylvain Archambaul­t, c’est que cette notion jupitérien­ne de «génie créateur» ouvre la porte à toutes sortes d’abus, notamment auprès de jeunes nymphes, femmes ou hommes attirés vers les firmaments. Depuis toujours, les «grands talents» ont la permission de tout bouleverse­r, y compris la paix d’esprit de ceux qui les entourent et l’intégrité physique de ceux et celles qu’ils convoitent. Mais il y en a marre. Des centaines de dénonciati­ons, dont on n’a pas encore vu la fin, ont eu la peau de cette idylle mal barrée, de cette idéalisati­on perverse de l’esprit créateur et des passe-droits qui en découlent.

Mon prof de littératur­e serait parfaiteme­nt scandalisé de voir qu’aujourd’hui la distinctio­n entre l’art et l’artiste ne se pose même plus. Évidemment, il est plus facile de faire la part des choses quand l’artiste est mort depuis quelques siècles ou même quelques décennies. Quand l’oeuvre a survécu à l’homme, c’est bien le signe que la création dépasse celui qui l’a créée. N’empêche que les dégringola­des vertigineu­ses des dernières semaines dénotent une différence notoire entre le traitement réservé encore récemment à Roman Polanski et à Woody Allen et les mises au ban radicales auxquelles on assiste aujourd’hui.

On peut d’ailleurs se demander si le retour du balancier n’est pas, dans certains cas, exagéré. Fallait-il vraiment que Ridley Scott refasse les scènes de son dernier film (All the Money in the World) afin d’effacer la brebis galeuse Kevin Spacey du portrait? Qu’on décide, dans la foulée des révélation­s troublante­s au sujet de l’acteur, de ne pas lui remettre le prix qu’on lui destinait, soit. Il faut bien qu’il y ait un coût à se croire tout permis. Mais après des siècles de laisser-faire vis-à-vis de tels comporteme­nts, après une indifféren­ce manifeste vis-à-vis des victimes de ces mêmes comporteme­nts, un tel empresseme­nt à soudaineme­nt « laver plus blanc » est lui-même suspect. Se soucie-t-on vraiment de probité et d’éthique ou est-ce bêtement la peur de perdre au box-office qui justifie cette guillotine ?

Je m’attarde à Kevin Spacey, un des grands acteurs de la scène contempora­ine, parce qu’il illustre le mieux ce qui est en jeu ici: la perte de quelque chose de précieux, précisémen­t ce qui préoccupai­t mon vieux prof. Les films de Claude Jutra, comme ceux de Harvey Weinstein, vont survivre aux scandales. Et c’est tant mieux. L’industrie de l’humour aussi. Sous les auspices du nouveau Festival de rire de Montréal, il y a raison de croire qu’il ne s’en portera que mieux. Dans le cas de Kevin Spacey, le prix est à la fois personnel et profession­nel. Or, on a beau le remplacer, ou simplement l’éliminer, on va s’en ennuyer.

La prise de conscience qui s’opère en ce moment est cruciale, voire révolution­naire. Mais comme toute révolution, elle peut parfois faire grincer des dents.

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