Engageriez-vous une femme enceinte ?
Des gestionnaires reconnaissent qu’ils éliminent d’emblée des candidates en attente d’un enfant
Engageriez-vous une femme enceinte? Si la question peut sembler étonnante — et discriminatoire, advenant une réponse par la négative —, elle soulève un profond malaise, tant chez les femmes dans cette situation que parmi certains patrons.
«Pourquoi quelqu’un feraitil ça?» s’exclame spontanément Éric*, un directeur dans le secteur du détail qui a une centaine d’employés sous sa gouverne. «C’est le fun que tu reproduises ta génétique», ajoute-t-il, mais pour un employeur, cette situation implique « trop de risques ».
«Je vais perdre mon temps. Il faudra embaucher deux personnes. Ce n’est pas évident de trouver des candidats du même calibre pour des remplacements de congé de maternité. »
«Si une femme me disait en entrevue qu’elle est enceinte, je serais vraiment embêté», indique de son côté Robert*, un gestionnaire dans le monde des médias.
« C’est touchy en tabarnouche, admet-il. Si j’étais le chef de ma propre entreprise, je l’embaucherais, parce que c’est important pour moi de respecter les lois. »
Robert confie toutefois au Devoir que son patron à lui ne serait pas d’accord avec une telle décision. «Je me ferais fusiller par mon boss si je faisais ça. C’est sûr que ça serait mal perçu. Les patrons pensent généralement en termes de rentabilité et d’efficacité.»
Des doutes même chez les femmes
« Si c’était moi qui embauchais et qu’on me disait [“Je suis enceinte”] en entrevue… Je trouverais que la personne m’a fait perdre mon temps et qu’elle a perdu le sien», confie Marie-Josée Beaudoin, pourtant elle-même enceinte et en recherche d’emploi.
En juillet dernier, à 38 ans, cette femme dynamique, diplômée en gestion, a quitté son emploi de conseillère en communication. Après cinq ans en poste, incluant un congé de maternité, elle souhaitait se lancer à la recherche d’un emploi correspondant davantage à ses forces et à sa personnalité.
Mais tout de suite après avoir arrêté de travailler, elle est tombée enceinte, et elle souhaite quand même travailler avant l’arrivée du bébé.
«Il y a plein d’emplois pour lesquels j’ai envie de déposer ma candidature, dit Mme Beaudoin. Mais ce sont des emplois permanents. Je ne peux pas dire: “Embauchez-moi, je vous donne cinq mois”. »
Pour Marie-Christine Ladouceur-Girard, la situation s’est présentée autrement, mais non sans soulever des questionnements. Quand elle prend connaissance, en 2016, de l’affichage pour le poste de directeur du Bureau d’intégration des nouveaux arrivants à Montréal (BINAM), elle pense avoir trouvé l’emploi parfait.
«J’avais l’impression que le poste avait été écrit pour moi », se souvient-elle. Seul bémol: à ce moment-là, elle était enceinte de quatre mois.
«Des gens m’ont dit: “C’est comme ça. T’es enceinte, tu ne peux pas postuler, c’est pas le bon moment pour toi. Il y aura d’autres occasions.” » Ellemême ne croyait pas à ses chances. Puis, une mentor l’a encouragée. «Elle m’a dit: “Si tu étais un homme, est-ce que tu t’empêcherais de postuler ?” »
Au terme d’un processus qui a duré plusieurs mois, Mme Ladouceur-Girard a été choisie pour le poste. La Ville de Montréal a ainsi embauché une directrice par intérim en attendant de l’accueillir.
«Les gens comprennent que j’aurais pu avoir une maladie et devenir indisponible. Il faut relativiser et se rappeler quelles sont les priorités», avance la femme de 32 ans.
Un critère discriminatoire
La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse est catégorique: comme le stipule l’article 10 de la Charte des doits et libertés de la personne, la discrimination fondée sur la grossesse est interdite, notamment à l’embauche.
Les employeurs reconnus coupables d’une telle discrimination peuvent être appelés à payer des dommages matériels, moraux et punitifs.
Ainsi, le Tribunal des droits de la personne a condamné en
2003 la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) à verser 37 628,20$, en plus d’avantages sociaux, à une femme ayant réussi à prouver qu’elle n’avait pas été sélectionnée pour un poste de contrôleur routier parce qu’elle était enceinte.
Dans une autre décision rendue en 2010, le tribunal a condamné la Commission scolaire des Hauts-Bois-de-l’Outaouais à verser 49 639,60$ à une enseignante pour des raisons similaires.
Malgré ces deux exemples qui concernent des organismes publics, Denis Morin, professeur au Département d’organisation et ressources humaines à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, affirme que l’embauche de femmes enceintes se fait «régulièrement»
dans les secteurs syndiqués, les grandes entreprises et la fonction publique. Les réticences sont plus grandes, selon lui, dans les PME.
D’après le professeur, les services des ressources humaines sont de plus en plus composés de femmes, et ils sont peut-être conséquemment plus sensibles à ces questions.
Il met toutefois en garde les entreprises: «Il suffit qu’un employeur fasse de la discrimination une fois… L’image de marque de l’entreprise exige de respecter la Charte.»