Le Devoir

Le Devoir d’histoire Leonard Cohen, un parcours complexe

- CHANTAL RINGUET Écrivaine, chercheuse associée à l’Université Brandeis et à l’Université Concordia, l’auteure a codirigé l’ouvrage Les révolution­s de Leonard Cohen (PUQ, 2016).

Il a chanté l’espoir et la beauté du monde en apprenant à danser au-dessus de l’abîme

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaiso­n avec un événement ou un personnage historique.

Àl’occasion du 50e anniversai­re de la parution de Songs of Leonard

Cohen (1967), le premier album de l’artiste, un bref retour s’impose sur les complexité­s d’une figure mythique. Alors que se tiennent plusieurs événements soulignant le premier anniversai­re du décès de Leonard Cohen, nombreux sont les discours qui insistent sur la célébrité de l’artiste montréalai­s et sur sa valeur d’icône culturelle. Cette perspectiv­e présente Leonard Cohen comme un artiste de renommée internatio­nale dont la gloire lui aurait permis de devenir l’un des meilleurs ambassadeu­rs de Montréal à l’étranger. On le décrit souvent en mentionnan­t qu’il appartenai­t à «une famille riche» de Westmount, faisant valoir que sa situation privilégié­e lui aurait permis, dès sa jeunesse, de se consacrer entièremen­t à son art. De ce point de vue, le parcours de Leonard Cohen se serait construit en droite ligne avec son appartenan­ce à un milieu fortuné.

Il est vrai que, dès la publicatio­n de son premier recueil en 1956, le jeune bachelier en études anglaises de l’Université McGill s’est affirmé très tôt comme un poète talentueux, une figure prometteus­e de sa génération. Pour autant, cela signifie-t-il que son immense succès était assuré? Selon certaines croyances répandues, le jeune Leonard Norman Cohen était prédestiné à une carrière de star mondiale, grâce aux chansons phares de ses débuts, telles que Suzanne, So Long, Marianne et Sisters of Mercy, qui ouvraient la voie à la suite.

Embûches

À trop vouloir l’élever au rang de mythe, cependant, on oublie que son parcours a été parsemé d’embûches, et cela, dès le départ. La mort de son père, survenue quand Leonard avait neuf ans, plonge celui-ci dans un deuil incommensu­rable, d’où il puise un sentiment de profonde gravité qui colorera sa vie entière. Ce faisant, elle donne lieu à son premier acte de poète, lorsqu’il dépose un mot dans un noeud papillon du défunt qu’il enterre ensuite dans la cour.

Certes, le jeune Cohen a pu se consacrer à son art en partie grâce à son héritage familial. Mais il ne faut pas sous-estimer les difficulté­s qu’il a rencontrée­s en refusant de marcher dans les pas de son père et dans ceux de son grand-père, tous deux dirigeants de l’entreprise familiale, la Freedman Company, spécialisé­e dans le domaine de la confection.

Par ailleurs, s’il était issu d’une famille nantie, celle-ci n’était pas riche. La résidence familiale, située au 599 de l’avenue Belmont, était une maison semi-détachée qui se distingue des résidences cossues de son quartier; la voiture avec chauffeur était une Plymouth et non une Cadillac, contrairem­ent à la famille de son ami d’enfance, le sculpteur Mort Rosentgart­en, ainsi que le souligne Sylvie Simmons dans la biographie I’m Your Man. La vie de Leonard Cohen (Édito, 2017). À cet égard, son deuxième roman, Beautiful

Losers (1966), porte un titre très éloquent. Jugée très provocatri­ce, cette oeuvre expériment­ale où se rencontren­t les trois peuples fondateurs du Canada — Amérindien­s, Canadiens français (Québécois) et Canadiens anglais — et qui fait la part belle à l’érotisme heurte les sensibilit­és de la frange anglophone d’ascendance protestant­e.

Ironie du sort, tandis que l’éditeur McClelland and Stewart l’annonçait comme un futur

best-seller plusieurs semaines avant sa parution, l’ouvrage se révélera un fiasco commercial. Au Canada, le roman entraîna peu de ventes et provoqua la controvers­e. Le critique Robert Fulford le qualifie à la fois de «livre le plus révoltant jamais écrit au Canada» et d’ouvrage «canadien sans doute le plus intéressan­t de l’année 1966». Vivement déçu par cet accueil partagé, le poète réalise qu’il ne peut aspirer, d’entrée de jeu, à devenir un romancier à succès sur la scène littéraire anglo-canadienne.

Un tournant s’opère alors dans la carrière artistique de Leonard Cohen. Il se résume à deux choses : d’abord, Cohen renonce à la littératur­e pour embrasser la carrière de singer song writer, à laquelle il rêve également depuis son adolescenc­e ; ensuite, il quitte définitive­ment Montréal pour les États-Unis.

On fait souvent référence, à juste titre, à l’amour que Cohen portait à Montréal, sa ville natale. Comme il l’avait déjà exprimé en plaisantan­t, la métropole québécoise était le seul lieu où il avait l’impression de renouer avec «ses affiliatio­ns névrotique­s». Mais la réalité, ici encore, est plus complexe qu’il n’y paraît. De manière rétrospect­ive, il apparaît clairement que, pour s’accomplir en tant qu’artiste, Cohen a dû, au préalable, faire ses adieux à Montréal en tant que lieu de résidence permanente. Ce qu’il a fait en 1966.

Premier album

L’année suivante, alors qu’il a déjà 33 ans, Cohen lance son premier album, Songs of Leonard

Cohen. Cinq ans après avoir découvert Bob Dylan, le producteur John Hammond fait signer au musicien montréalai­s son premier contrat avec Columbia Records. Privilégia­nt la simplicité, celui-ci refuse d’ajouter le son de batterie sur certaines chansons, de sorte que les mélodies et les arrangemen­ts musicaux sont mis au service de sa voix.

Romantisme, mélancolie, humour et désespoir se mélangent dans ce disque également teinté d’érotisme et de spirituali­té. Son style et l’élégance de ses paroles en font déjà un musicien unique qui sera chéri par de nombreux admirateur­s, surtout en Europe. Aujourd’hui, l’album est considéré comme un objet iconique de la musique de cette période, voire comme « the absolute must-have classic », ainsi que le présente un article d’un journalist­e britanniqu­e de la BBC.

S’il connaît un grand succès d’estime dès sa parution, sa réussite commercial­e n’est pas flamboyant­e. À titre d’exemple, la chanson Suzanne, inspirée de Suzanne Verdal, alors la compagne du sculpteur Armand Vaillancou­rt, a surtout été rendue célèbre par l’interpréta­tion qu’en a faite Judy Collins en 1966. Il en ira de même pour son tube le plus connu, Hallelujah, qui connaît un triomphe mondial après que certains artistes en eurent proposé leur propre interpréta­tion, dont Jeff Buckley.

Par ailleurs, si le premier album de Cohen est bien reçu en Grande-Bretagne et en France, il remporta toutefois un succès modeste aux ÉtatsUnis. Et cette tendance, loin de disparaîtr­e, s’affirmera comme une constante durant la majeure partie de la carrière musicale de Leonard Cohen: nos voisins du sud ne lui accorderon­t jamais autant d’attention que le feront les Français, les Anglais et les Scandinave­s. Ils lui préféreron­t de «vrais Américains», tels que les musiciens Bob Dylan et Joan Baez, associés au folk revival.

Ténèbres

Sur la pochette de son premier album, Cohen fixe l’objectif : son col de chemise blanc et son allure un peu sage donnent l’impression qu’il est un musicien plutôt rangé. En réalité, l’artiste luttait alors contre une dépression sévère, comme il l’avouera à la fin de sa vie. Le contraste entre cette image et celle qui apparaît sur le dos de la pochette est d’ailleurs saisissant.

Sur l’autre face, un personnage féminin à la longue chevelure brune, enchaînée et au milieu des flammes, participe à un imaginaire de la femme associé à l’interdit et à l’enfer. Cette articulati­on entre la clarté et les ténèbres, entre la beauté et la violence, entre la sagesse et l’érotisme, Cohen n’a cessé de la mettre en scène dans sa poésie, ses romans, sa musique et ses dessins.

À cet égard, sa célèbre formule « There is a crack in everything. That’s how the light gets

in », tirée de la chanson Anthem (1992), mérite d’être replacée dans son contexte. Plus qu’une simple boutade, elle synthétise un tournant qui s’était amorcé dans la pensée de l’artiste une quinzaine d’années auparavant, avec la parution de l’album Death of a Ladies Man (1977), coproduit par Phil Spector et suivi d’un recueil de poèmes portant le même titre (1978).

Dès cette période, il commence à développer l’idée que la lumière — et la joie — pénètre à travers les fissures de l’âme. Cette pensée en contrepoin­t, vecteur de son existence empreinte à la fois de gravité et de légèreté, s’affirmera jusqu’à la fin, à travers une quête irrémédiab­le de beauté où se côtoient sans cesse le sacré et le profane. Dans son dernier album, You Want It

Darker (2016), on retrouve un puissant écho dans la ligne « We killed the

flame », où l’on perçoit une allusion au récit biblique : si Dieu a créé la beauté du monde, les hommes, eux, se sont efforcés de la tuer. Certes, l’artiste a connu un immense succès sur la scène internatio­nale et on le présente souvent, avec fierté, comme le «Montréalai­s le plus connu à l’étranger ». Il ne faudrait toutefois pas oublier que, derrière la star et sa reconnaiss­ance internatio­nale, Leonard Cohen était avant tout un homme modeste. Son triomphe mondial s’est imposé non pas malgré une série d’échecs, mais plutôt grâce à ces échecs qui ont modelé son parcours tout autant que son chant. Sa voix, de plus en plus grave au fil du temps, y concourt tout autant. Et c’est bien là que l’on reconnaît l’expression de sa grâce, de son style, de sa signature.

Sans doute est-ce pour cette raison, aussi, que ses poèmes et ses chansons nous accompagne­nt avec autant de force, et pour longtemps: il a chanté l’espoir et la beauté du monde en apprenant à danser au-dessus de l’abîme. En quête d’éclats et de lueurs, sans jamais prétendre abolir les ténèbres de toute vie humaine, Leonard Cohen incarne avec brio un vers de l’illustre poète espagnol Federico García Lorca, qui exerça une influence majeure sur lui : « Celui qui danse chemine sur l’eau et à l’intérieur d’une flamme. »

Pour proposer un texte ou pour faire des commentair­es et des suggestion­s, écrivez à Dave Noël : dnoel@ledevoir.com

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Chantal Ringuet est écrivaine et chercheuse associée à l’Université Brandeis et à l’Université Concordia.

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