Le Devoir

Histoire Quand Bourassa ne trouvait pas drôle le musée de Rozon

Les comptes rendus du Conseil exécutif de 1991 lèvent le voile sur la puissance de persuasion du magnat de l’humour

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le projet de Musée Juste pour rire de Montréal, soutenu par l’État, franchemen­t, le premier ministre Robert Bourassa ne le trouvait pas drôle en 1991. «La population ne comprendra pas un tel investisse­ment à perte», prédisait son ministre des Finances, Gérard D. Lévesque. Claude Ryan, lui aussi au cabinet, partageait cet avis alors qu’une crise économique frappait le pays.

Le Canada a vécu une de ses trois pires récessions depuis la Deuxième Guerre mondiale de mars 1990 à avril 1992. Le rêve muséal du roi de l’humour Gilbert Rozon a quand même été appuyé pendant ces temps durs. Les comptes-rendus de la réunion du Conseil exécutif du 27 février 1991 font notamment ressortir le soutien de Daniel Johnson fils, alors président du Conseil du trésor.

La division du cabinet, révélée par les archives récemment rendues publiques, n’a pas empêché le versement d’une enveloppe de 5,5 millions par Québec (autant qu’Ottawa) sur un budget total de 21 millions. Le musée inauguré en 1993 a vite tourné à la catastroph­e. Cette fin prévisible était d’ailleurs envisagée dans les analyses du dossier.

Les fermetures et les échecs successifs de relance du Musée de l’humour, jusqu’à l’ultime fin de 2010, ont été bien documentés auparavant. Des dossiers déterrés il y a deux décennies ont déjà permis de comprendre l’exagératio­n des données de fréquentat­ion projetées pour soutenir la viabilité du projet et ultimement le soutien des ordres gouverneme­ntaux. La transcript­ion du Conseil des ministres offre par contre la première preuve tangible et indéniable de la division du cabinet, mais aussi des partisans ministérie­ls de M. Rozon.

L’influence sociopolit­ique de Gilbert Rozon était encore bien visible il y a quelques semaines à peine. L’entreprene­ur culturel a agi comme commissair­e de la Société des célébratio­ns du 375e anniversai­re de la ville de Montréal jusqu’à sa démission fracassant­e en octobre à la suite de dénonciati­ons de harcèlemen­ts et de violences sexuels dans Le Devoir et au 98,5 FM.

Son empire est à vendre. L’ex-premier ministre Pierre Marc Johnson, frère de Daniel Johnson fils, est membre du conseil d’administra­tion du Festival Juste pour rire.

Le projet

Il y a un quart de siècle, le même Gilbert Rozon réussissai­t donc à faire appuyer un projet de musée de l’humour en le présentant comme un projet porteur du 350e anniversai­re de la ville.

Le Conseil exécutif discute du dossier sur le musée de l’humour à sa séance du 27 février 1991, présidée par le premier ministre Robert Bourassa. Quatorze ministres participen­t aux débats qui portent aussi ce jour-là sur un projet de loi modifiant la loi sur le cinéma et un plan d’assainisse­ment des lieux contaminés. Le dossier du musée de l’humour est le dernier discuté.

La ministre Liza Frulla-Hébert (maintenant Liza Frulla), titulaire des Affaires culturelle­s (qui deviendra le ministère de la Culture l’année suivante), soumet à ses collègues un mémoire d’analyse daté de février 1991. Le résumé explique que le Festival Juste pour rire élabore le projet d’« un complexe immobilier intégrant un ensemble d’activités sur le thème de l’humour » depuis 1989. Parallèlem­ent, une société apparentée, Films Rozon inc., achetait avec un partenaire l’immeuble de l’ancienne brasserie Eckers (puis Dow), boulevard SaintLaure­nt à Montréal.

Le complexe du rire doit comprendre un cabaret, un musée, un centre de documentat­ion, des boutiques, l’École de l’humour, etc. Le promoteur évalue l’ensemble à 21 millions et demande 5,5 millions à Québec, autant à Ottawa, et 2,5 millions à la Ville.

L’accord de principe du ministère est accordé le 12 juillet 1990 à condition de ne pas participer aux coûts de fonctionne­ment du futur musée. «Le mémoire souligne que la forme définitive du projet déposé le 6 décembre 1990 en fait un projet hors norme par rapport au programme d’Aide financière aux équipement­s culturels.» La norme ne reconnaît comme admissible que la moitié du complexe, soit environ 3000 des quelque 6000 mètres carrés du total.

Des inquiétude­s

Le protocole d’entente signé avec le ministère des Affaires culturelle­s prévoit que le promoteur assume tous les dépassemen­ts de coûts et « la totalité du financemen­t des opérations de l’équipement». Le Conseil du trésor recommande l’approbatio­n du projet.

Par contre, dans sa propre évaluation citée, le Comité ministérie­l permanent des affaires culturelle­s et sociales indique que ce projet «ne répond pas à un besoin important de notre société».

Robert Bourassa lui-même s’inquiète de «la façon dont [le projet] sera perçu dans le public dans le contexte économique et budgétaire», résume le mémoire de délibérati­on. Claude Ryan, alors ministre des Affaires municipale­s, va dans le même sens en trouvant «difficile de justifier un musée de l’humour dans le contexte actuel, autant sur le plan social que financier ».

Michel Pagé, ministre de l’Éducation, entrevoit

la perspectiv­e où le musée vacillerai­t après le soutien gouverneme­ntal. Gérard D. Lévesque, ministre des Finances, note que «les dernières prévisions économique­s sont très inquiétant­es» et que «des gestes très durs devront être posés par le gouverneme­nt ».

Il exprime «de grandes réserves à l’égard de ce projet», et comme d’autres il souhaite «à tout le moins» que l’on change la dénominati­on du Musée Juste pour rire pour le détacher du festival. Le Musée de l’humour reviendra à ce nom plus connu au moment d’une tentative de relance.

Des appuis

Au début des années 1990, le gouverneme­nt Bourassa s’engage dans des compressio­ns des dépenses dans l’ensemble de la machine administra­tive. La seule subvention annuelle de Québec aux grands musées est amputée de 2,5 millions. Dans son objection, Claude Ryan cite en exemple «les difficulté­s financière­s que connaissen­t les programmes d’habitation».

Daniel Johnson, président du Conseil du trésor, se révèle le plus ardent défenseur du dossier de musée de l’humour. Il y voit «un projet unique au monde» qui «augmentera le nombre des attraction­s que présente déjà la ville de Montréal». Il établit aussi un lien avec la participat­ion récente du gouverneme­nt pour l’acquisitio­n des Expos.

«Dans ce cas-ci, c’est un promoteur québécois qui se présente lui-même », dit le résumé. Le premier ministre fait remarquer que le moment n’est pas très approprié pour faire l’annonce d’un tel projet, dit encore le texte. M. Johnson lui répond que «ce projet est déjà annoncé», en référence aux accords donnés par Ottawa et la Ville de Montréal, qui, elle, va fournir 2,5 millions.

Des échecs

Les problèmes qui allaient emporter le musée sont connus dès cette discussion de l’exécutif. Les documents de février 1991 soulignent notamment que les grands coûts de fonctionne­ment de l’établissem­ent, sans subvention­s pour payer la charge immobilièr­e, l’achat d’exposition­s ou le personnel, se basent sur un niveau de fréquentat­ion annuelle de 450 000 visiteurs, payant 10 $ chacun.

Ils ne viendront jamais, du moins pas à ce seuil digne des bonnes années du Musée des beaux-arts de Montréal. Le Devoir avait révélé dès le milieu des années 1990 que cette promesse de fréquentat­ion, d’abord plus modeste, avait été ajustée à la hausse par une firme de consultant­s pour justifier la viabilité de complexe muséal.

Les dernières notes du compte-rendu du Conseil exécutif disent que Robert Bourassa invite «les ministres responsabl­es à être discrets quant à l’annonce de ce projet». Mme Frulla-Hébert se dit d’autant plus d’accord que «la prochaine année sera une année difficile pour le milieu artistique en général». Québec n’a délégué aucun ministre à l’inaugurati­on officielle le 1er avril 1993, jour des farces et attrapes.

Le musée naît alors sous l’appellatio­n de Musée de l’humour. Il occupe l’immeuble du 2111, boulevard Saint-Laurent à Montréal. Le complexe est en voie de transforma­tion avec de nouvelles subvention­s pour y installer le centre de création de la troupe de cirque Les 7 doigts de la main. Le Festival Juste pour rire occupe le 2101, boulevard Saint-Laurent, au sud de l’ancien musée. La vente de l’empire Rozon doit être finalisée dans les prochaines semaines, promettent ses porte-parole.

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Dans sa propre évaluation, le Comité ministérie­l permanent des affaires culturelle­s et sociales indique que le projet du musée «ne répond pas à un besoin important de notre société».

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