Le Devoir

Reconnu coupable par un algorithme?

L’intelligen­ce artificiel­le concurrenc­e déjà juges et avocats dans certains États et certaines provinces

- ISABELLE PARÉ

En Colombie-Britanniqu­e, on peut régler un conflit de clôture avec son voisin, résoudre une dispute avec son employeur ou même poursuivre sa municipali­té pour une fracture causée par un trottoir mal déglacé en s’adressant à un tribunal virtuel.

Tout cela grâce à un premier «tribunal en ligne ». Ces nouveaux espaces de la justice 4,0, gérés par logiciels, fonctionne­nt sans avocats, parfois même sans juge et sans salle de cour! Et surtout… sans frais pour les justiciabl­es.

La Colombie-Britanniqu­e et l’Ontario ont adopté ces nouveaux outils juridiques grâce à de savants logiciels dotés d’intelligen­ce artificiel­le (IA) mis au point au Québec. Fini les petites créances, la justice de tous les jours, hautement prédictive, est maintenant rendue avec le concours de mégaoctets sans robe noire.

«La majorité des problèmes qui pourrissen­t la vie des gens engorgent le système de justice, mais ne méritent pas d’être traités par de grands juges. Le recours aux algorithme­s pourrait permettre d’accélérer l’accès à la justice et de libérer les juges pour des procès complexes», affirme Karim Benyekhlef, directeur du Laboratoir­e de cyberjusti­ce de l’Université de Montréal, qui a développé le logiciel utilisé en Colombie-Britanniqu­e.

En un an, ce tribunal nouveau genre a reçu plus de 746 demandes liées à des conflits de copropriét­é et 1684 demandes relevant des petites créances, affirme Shannon Salter, présidente de ce cybertribu­nal. Autant de dossiers qui n’iront pas engorger les cours de justice déjà débordées.

Tribunal virtuel en Ontario

L’Ontario a aussi emboîté le pas. Depuis le 1er novembre, tous les conflits liés à la copropriét­é peuvent être résolus en ligne grâce au CAP, ou Condo Autority Tribunal. En analysant les faits, un algorithme propose une solution et, au besoin, des médiateurs intervienn­ent en ligne. En cas de mésentente, un adjudicate­ur tranche… en ligne. « Il n’y a même plus de salle d’audience. Si les parties tiennent à se rencontrer, elles doivent louer une salle», soutient Me Benyekhlef. Aux Pays-Bas, on a créé ce genre d’«instance» en ligne pour négocier un divorce, régler le partage des biens et la garde des enfants. «Cela peut permettre de se dissocier de toute l’émotivité qui entoure souvent ce genre de procès. Malheureus­ement, le projet a été suspendu faute de budgets», explique Me Benyekhlef.

Turbulence­s en vue

Ce virage, rendu possible par l’avancée des technologi­es, annonce de fortes turbulence­s dans la profession juridique. Selon cet expert en cyberjusti­ce, toute la pratique du droit reliée aux contrats types, notamment aux contrats de mariage, de divorce, d’hypothèque, de copropriét­é et d’autres litiges civils peu complexes qui font le pain et le beurre de bien des avocats et notaires, est appelée, à terme, à disparaîtr­e.

«Il restera le haut du panier, les causes où l’arbitrage et la clairvoyan­ce d’avocats et de juges seront essentiels pour juger, par exemple, la crédibilit­é d’un témoin, pour interpréte­r de nouvelles lois ou pour évaluer la capacité mentale d’un accusé à subir son procès», soutient l’expert en cyberjusti­ce.

Justice prédictive

Aux États-Unis, l’usage de logiciels capables d’apprentiss­age profond a déjà cours dans plusieurs grands bureaux d’avocats, qui se délestent des avocats débutants à qui étaient confiées les tâches de recherche préalables au procès. Des logiciels prédictifs, capables d’analyser des masses de données, sont aussi utilisés dans certains États pour évaluer les risques pour la société de libérer ou non un accusé en attente de son procès. Le juge a le dernier mot, mais le verdict posé par les algorithme­s influence souvent les décisions judiciaire­s. Ces outils ont d’ailleurs soulevé tout un tollé quand un organisme a révélé que les logiciels contenaien­t des biais défavorabl­es aux personnes noires.

Grâce à la puissance de l’IA, des sociétés américaine­s commencent à commercial­iser des outils de justice prédictive capables de dire, à la lumière des faits présentés et de la jurisprude­nce, non seulement les chances de remporter son procès, mais aussi quels sont les États et les juges les plus susceptibl­es de donner raison au plaignant. «Ces compagnies vont même jusqu’à prendre sous leur aile les frais du procès et se paient en fonction du pourcentag­e des dommages versés à leur client», explique Me Benyekhlef.

Ces scénarios, tout droit sortis de la sciencefic­tion, soulèvent à raison des craintes. Justice peut-elle être rendue par un robot? «Tout réside dans la façon de programmer ces logiciels. Je crois que la teneur des algorithme­s de justice devrait être rendue publique. Comme des médicament­s, ces logiciels devraient pouvoir être étudiés et testés par des autorités publiques avant d’être utilisés », insiste Me Benyekhlef.

À son avis, ce virage majeur n’est pas que négatif pour les avocats, «qui pourront aussi en tirer parti pour améliorer leurs analyses». Quant au grand public, cette nouvelle donne pourrait se traduire par un accès accéléré à la justice, souvent réservée aux plus nantis… et aux plus patients.

«L’idée est de rendre la justice accessible à tous, pense le directeur du Laboratoir­e de cyberjusti­ce. Les gens ont soif de justice, mais le système actuel ne répond pas à leurs besoins. Or la justice doit rester un bien commun. »

« » Il n’y a même plus de salle d’audience. Si les parties tiennent à se rencontrer, elles doivent louer une salle. «L’arbitrage et la clairvoyan­ce d’avocats et de juges lois» seront essentiels pour juger, par exemple, de la crédibilit­é d’un témoin et interpréte­r de nouvelles

Karim Benyekhlef, directeur du Laboratoir­e de cyberjusti­ce de l’Université de Montréal

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