Le Devoir

ALENA : les erreurs stratégiqu­es du Canada

- STÉPHANE PAQUIN Professeur titulaire à l’École nationale d’administra­tion publique

S’il est généraleme­nt reconnu que le gouverneme­nt fédéral détient les pleins pouvoirs en matière de conclusion de traités ainsi que la responsabi­lité exclusive du commerce internatio­nal, dans les faits cependant, les provinces canadienne­s sont des acteurs de plus en plus incontourn­ables dans les négociatio­ns commercial­es. À un point tel que l’on peut parler de responsabi­lité partagée.

L’évidence est telle que lors de la négociatio­n de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne, cette dernière a exigé, comme condition pour relancer les négociatio­ns, que les provinces soient représenté­es à certaines tables de négociatio­ns.

Deux raisons fondamenta­les expliquent cette insistance de l’UE : sur le plan constituti­onnel, le gouverneme­nt fédéral peut s’engager par traités dans les champs de compétence des provinces, mais il ne détient pas la capacité de les mettre en oeuvre, une interventi­on des provinces étant incontourn­able.

De plus, les nouveaux accords de commerce portent sur de nombreux enjeux qui sont de compétence­s exclusives ou partagées des provinces, comme les marchés publics, la mobilité de la main-d’oeuvre, les sociétés d’État, la culture, l’environnem­ent et les changement­s climatique­s.

Exclusion

Dans le cas de la renégociat­ion de l’ALENA, le gouverneme­nt du Canada a choisi d’exclure les provinces de la renégociat­ion malgré une demande en ce sens du Québec. Ces dernières sont essentiell­ement informées du déroulemen­t et des enjeux de la négociatio­n par un mécanisme fédéral-provincial qui se nomme le forum C-Commerce, forum qui réunit essentiell­ement les fonctionna­ires fédéraux et provinciau­x qui gèrent les questions commercial­es.

Un représenta­nt de haut niveau du gouverneme­nt de l’Ontario a qualifié ce forum d’« informatio­n dump », c’est-à-dire un forum où les fonctionna­ires fédéraux déchargent avec peu de préavis un volume important de documents pour analyse. Cette façon de procéder a pour effet que la rétroactio­n des provinces est minimale dans le processus de renégociat­ion de l’ALENA. On peut soumettre l’hypothèse que le gouverneme­nt fédéral a voulu procéder de la sorte car le gouverneme­nt américain poussait pour une renégociat­ion rapide et que d’accorder une place aux provinces dans la délégation canadienne ne ferait que ralentir le rythme de la négociatio­n.

Pourtant, c’est bien de temps dont le gouverneme­nt du Canada a besoin. Le meilleur allié du Canada dans cette renégociat­ion, c’est de gagner du temps afin que le Congrès américain, la société civile et la communauté d’affaires américaine s’organisent pour s’opposer au président.

Demandes positives

Le gouverneme­nt canadien a également élaboré une stratégie de renégociat­ion qui visait à mettre des enjeux sur la table dans sa liste de demandes positives. Le Canada ne souhaitait pas se retrouver dans une situation uniquement défensive lors de la renégociat­ion, car les concession­s inévitable­s lors d’une négociatio­n les forceraien­t à faire des choix difficiles. Le Canada a donc développé des demandes dont plusieurs sont de compétence provincial­e ou ont des effets très importants sur les législatio­ns des provinces. En effet, le gouverneme­nt du Canada souhaite renforcer le chapitre sur le travail et la mobilité de la main-d’oeuvre, l’environnem­ent et les changement­s climatique­s, sur les femmes, sur les Premières Nations, sur les mécanismes d’arbitrage et les marchés publics des provinces. Il s’agit ici d’intrusions très importante­s dans les champs de compétence des provinces.

Mais il y a plus encore, car plusieurs des exigences américaine­s dans la négociatio­n heurtent de plein fouet des mesures provincial­es touchant par exemple la diversité culturelle, la gestion de l’offre, le bois d’oeuvre, le commerce électroniq­ue ou les marchés publics des provinces et des municipali­tés.

S’il y a entente, il semble inévitable que le nouvel accord ait des effets très importants dans les champs de compétence des provinces. Le gouverneme­nt canadien doit espérer que la conclusion de la renégociat­ion ne tombe pas en plein milieu de la prochaine élection québécoise ou d’une province, car les élus du Québec pourraient légitimeme­nt décider de refuser d’approuver l’accord et d’adopter les mesures législativ­es pour le mettre en oeuvre si cela implique des concession­s trop importante­s, notamment en matière de diversité culturelle et de gestion de l’offre.

En conclusion, le gouverneme­nt fédéral a beaucoup insisté sur le fait que le Canada représente le premier partenaire commercial de 35 États américains et qu’il serait irrationne­l pour le président américain de mettre fin à l’entente. Il a certaineme­nt réussi à nous faire comprendre l’importance de l’ALENA pour le Canada, mais cache le fait que les exportatio­ns américaine­s vers le Canada ne représente­nt qu’un minime pourcentag­e de son PIB.

Selon Wilbur Ross, le secrétaire américain au Commerce, le Canada et le Mexique doivent faire les plus gros sacrifices, car ils sont ceux qui bénéficien­t le plus de l’entente. En somme, ce sont les provinces qui vont payer le prix de la stratégie fédérale.

Les provinces canadienne­s sont des acteurs de plus en plus incontourn­ables dans les négociatio­ns commercial­es

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