Le Devoir

Ces chansons que l’on écrit quand tout déferle

Marée haute, le nouvel album d’Émile Proulx-Cloutier, se décline en remous, tempêtes et tsunamis

- SYLVAIN CORMIER

On a trouvé trois quarts d’heure, en début d’après-midi, pendant la pause : Émile Proulx-Cloutier «vient de commencer » le tournage d’une série pour la télévision, Demain les hommes, écrite par Guillaume Vigneault, réalisée par Yves Christian Fournier. «Ça se passe dans le milieu du hockey junior, il y a de très beaux personnage­s…» En même temps, il assure sa part de promo pour Nous sommes

les autres, le premier long métrage de Jean-François Asselin, en salle depuis le 10 novembre. Ajoutons que la bande-annonce de La Bolduc, dévoilée ces jours-ci, n’a pas manqué de faire son effet: à celui qui incarne «un beau personnage de salaud», nommément Édouard Bolduc, le mari de la turluteuse, les journalist­es cinéma posent déjà des questions.

Et le deuxième album studio de l’auteur-compositeu­r-interprète là-dedans? C’est l’estomac d’Émile qui en fait les frais: pas le temps de manger pendant la pause, surtout quand on est un volubile et qu’on a très, très envie de parler des chansons de Marée

haute. C’est à se demander dans quel univers parallèle il l’a créé, ce disque. «Tous les jours, tout le temps…» Une rime écrite pour deux répliques tournées? «Quasiment. Les mots sont venus en marchant, en dormant, le calepin est toujours dans le sac, dans la poche, au chevet du lit. Le moindremen­t que j’ai accès à un piano, je compose. Au TNM, je travaillai­s aux chansons de midi à six, et le soir, on jouait un Brecht.» Tout s’explique ! A-t-il mentionné qu’à travers ces passe-temps et gagne-pain, il a aussi une vraie vie de famille ? Non, parce que cela va de soi.

L’explicatio­n, la vraie, c’est que le deuxième album était déjà en marche avant que le premier ne nous parvienne. «J’ai toujours eu en tête la suite. Dans les spectacles de la première tournée, je faisais déjà Maman et Joey la nuit. » Pour y aller tout de go dans la métaphore aquatique et maritime, qui traverse l’album, disons d’Émile Proulx-Cloutier qu’il est un capitaine au long cours. «Mes textes, ce sont des chantiers de longue haleine, ça peut prendre des mois, des années avant d’avoir fini le bateau.» Il lui aura fallu une décennie — et l’aval de tous les ayants droit — pour oser présenter son adaptation de Mommy, Daddy de Marc Gélinas et Gilles Richer : ça s’intitule Maman, et c’est encore le regard d’un enfant sur la perte de la langue d’origine, mais il s’agit cette fois d’un enfant innu. «Ô maman qui m’a enl’vé ma langue / Maman pourquoi tu peux pas me l’apprendre? »

« Tirage de joints »

Défi de clarté, souci de beauté, impératif de pertinence, nécessité de percer les carapaces : Émile ne laisse pas une chanson dériver dans le courant de l’inspiratio­n. «Le premier jet peut exister, mais les images sont vides si on ne les ancre pas. Le plus dur, c’est de construire le chemin pour que l’arrivée à l’image soit signifiant­e, ou émotive. C’est le travail de “tirage de joints” qui est long, pour que les joints paraissent pas. » Audace et modulation­s dans les arrangemen­ts de Guido Del Fabbro, textes fignolés, l’ensemble est solide, voilure et coque. Dès Petite valise, le premier titre de Marée haute, tout semble couler de source dans ce discours d’amoureux qui doute : « J’ai cinq cent trente-huit amis / Pas deux que j’oserais appeler / À mon secours / Des milliers de mots dans tête / Pas deux qui donnent des ailes / À l’amour ».

Quand je lui cite cet extrait, il lâche un petit rire de contenteme­nt. «Là, c’est franc et net. J’aime les mots, j’ai le flot plus facile que le goutte à goutte. Alors, quand je parviens à servir un univers en étant très économe, je suis heureux. Quand j’en réussis une courte, ça me donne la permission d’en faire deux longues!» En effet : Les murs et la mer, la chanson suivante, aligne tout un bataillon de mots: «Dans son grand bruit blanc ma belle province étanche / Cherche avidement sa voix sur les écrans du dimanche […] J’ai soif sous l’sourire cordialeme­nt vôtre / Ouais soif soif soif d’une mémoire à marée haute». Tout l’album se décline ainsi, remous, tempêtes, tsunamis. Émile n’a pas fait exprès, assure-t-il, c’est après-coup, chansons juxtaposée­s, qu’est apparue la thématique. «Le disque parle autant de ce qui peut nous submerger que de ce qui nous soulève… »

De grosses vagues

On peut comprendre positiveme­nt et négativeme­nt cette ligne particuliè­rement parlante: «Mon frère les murs gagnent jamais contre la mer ». Tout nous arrive par «déferlante», commente Émile. « Le pire et le meilleur : l’incessant flot de nouvelles, les carnages partout dans le monde, les massifs mouvements de réfugiés, les dénonciati­ons pour agressions sexuelles, c’est des vagues, des grosses vagues…» Dans ces véritables chutes du Niagara de la société, il y a «une grande source d’énergie potentiell­e pour changer nos manières de penser, d’agir. Je sens une volonté de changement, je vois aussi tous les dangers de recul.» Dans

Force océane, il parle aux femmes : «Comme une rivière qui déborde et qui arrache / Sors du sillon avant qu’on te harnache […] On te vend

des revues qui te disent de t’aimer telle que t’es / Avec deux cents pages d’ados photoshopp­ées ». Émile ne voulait pas que « ça sonne comme un sermon», mais plutôt comme un encouragem­ent. « On vit un déblocage important ces jours-ci, les choses bougent, mais ça ne veut pas dire que les femmes n’auront plus de combat à mener. »

Ça change la perspectiv­e, pour le créateur de chansons. S’il y a encore des personnage­s dans les chansons d’Émile Proulx-Cloutier, ils sont moins extraordin­aires. «Pour moi, madame Alice avait huit pieds de haut, c’étaient des gens plus grands que nature. Je me projette encore dans des vies différente­s de la mienne, mais qui sont un peu plus à portée de main: le type un peu paumé qui revoit une ancienne flamme dans

Les retrouvail­les, l’adolescent qui court jusqu’au matin dans Joey la nuit, le père qui va mourir trop tôt dans [la bouleversa­nte] Derniers mots …» Émile lui-même n’est plus tout à fait le même. «J’ai élargi ma palette en tant qu’humain, je pense. Ma vie de père, ma vie de famille, ça me fait voir les gens autrement.» La chanson qui clôt l’album s’intitule Kid : «Nos kids qui regardent le monde / C’t’encore plus beau que le monde tout seul ».

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Pour faire dans la métaphore aquatique et maritime, disons d’Émile Proulx-Cloutier qu’il est un capitaine au long cours.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Pour faire dans la métaphore aquatique et maritime, disons d’Émile Proulx-Cloutier qu’il est un capitaine au long cours.

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