Silence, on rit !
À un dîner cette semaine, une amie de retour de l’étranger après presque 30 ans d’exil me lance, déconcertée: «Ça semble tellement important, l’humour à Montréal… » Tu parles !
Elle n’avait pas vu la vague monter. Privée des anticorps sécrétés par l’habitude, le phénomène devait lui paraître un tsunami.
Il m’a toujours semblé que l’empire du rire avait fleuri sur la tombe du «Oui» dans le Québec post-référendaire de 1980. Moment charnière s’il en fut de notre histoire récente. Il doit exister d’autres explications à notre envie irrépressible de se bidonner. Chose certaine, ça vaut la peine de chercher des réponses à la question que Bernard Pivot demanda un jour aux Québécois sur le plateau de TLMP : « Pourquoi ne vous prenez-vous pas au sérieux?»
À vue de nez, le flot hilare paraît assez récent. Rappelons que les intellectuels avaient été aux premières loges de la Révolution tranquille, auprès des artistes engagés et des forces progressistes. Ils poussaient la roue d’une société éclairée, moderne, décolonisée et ouverte, sans y trouver matière à gros rire.
Dans le gouvernement du Parti québécois au pouvoir en 1976, plusieurs professeurs d’université côtoyaient les médecins et les économistes. Pour de nombreux jeunes francophones idéalistes, dont maints créateurs, l’indépendance semblait la voie royale vers la lumière.
Puis crac ! Un passage à vide. Comme si l’envie collective de se surpasser avait soudain pris du plomb dans l’aile. Plus moyen d’ignorer les fractures sociales. Lévesque eut beau promettre : « À la prochaine fois ! », un élan s’était rompu. Le Québec inc. voulait se geler dur.
Le rire possède cette faculté remarquable de permettre à quelqu’un — ça vaut pour un peuple — de se dédouaner de ses faiblesses. Suffit de lancer des « Ah ! Ah ! On est comme on est », pour passer l’éponge. Nul besoin de se remettre en question, de viser les sommets en prônant quelque effort (ça en prend toujours). Les intellos devinrent un sujet de rigolade, écartés des débats en tant qu’empêcheurs de s’esclaffer en rond. Les monologues à portée sociale, chers à Yvon Deschamps, perdaient grosso modo la cote au profit de gags plus légers, en bas de la ceinture ou pas. Plusieurs artistes se sont convertis en humoristes. Silence, on rit! De La Grande Virée à la grande risée Gilbert Rozon avait fondé à Lachute en 1980 le festival La Grande Virée sur plusieurs formes artistiques au menu, qui se sera cassé les reins à sa troisième édition transplantée à Pointe-aux-Trembles. Il révélait plus tard ne pas avoir éprouvé au départ un goût particulier pour l’humour. Sauf que ce grain-là a mieux germé que les autres après ses semailles. En 1983, il mettait au monde le Festival Juste pour rire, appelé à se transformer en empire de spectacles sur scène et à la télé, avec formation, tentacules et envol planétaire. N’empêche ! C’est au Québec que l’humour aura trouvé son grand terreau fertile.
Or donc, le manitou a perdu son empire sur allégations d’assauts sexuels. Deux festivals du rire se positionnent en aval de cette crise ; schisme risquant d’appauvrir Juste pour rire (à vendre) et la nouvelle créature créée par des humoristes sortis de son giron.
J’entends comparer la situation à celle que connut le milieu du cinéma de Montréal en 2005 lors de la catastrophe des deux festivals en tête à queue. Mais la donne était différente. Les institutions avaient décidé de ne plus financer le Festival des films du monde, qui perdait déjà du terrain par rapport à Toronto. Un nouveau venu chercha à le supplanter, mais le FFM était demeuré sur pied, autofinancé par Serge Losique (encore au poste) et tout a foiré. L’exercice prouvait du moins qu’il n’y a pas de place pour deux gros rendez-vous à vocation identique.
Cette fois, quand même, Toronto risque d’avaler des segments de l’ancien empire Rozon, hier encore fleuron québécois. De plus, il est question de fonds publics octroyés aux deux festivals. La nouvelle coalition du Festival du rire apporte une fraîcheur, des visées structurelles collectivistes, l’envie de renouveler la machine à gags. Juste pour rire conserve de son côté le poids de ses expertises.
Quoi qu’il arrive, à l’heure des reconstructions, espérons que la formule des dissidents saura inspirer ou imposer des modèles inédits. Cette immense industrie (quoique ébranlée par le scandale) se révèle surreprésentée dans l’arène culturelle et écrase des disciplines dont le Québec a besoin pour grandir. L’humour, vraie soupape, aurait intérêt à mieux s’allier aux autres formes artistiques et à prendre de la hauteur pour tracer ses voies d’avenir.
Les jokes de mononcles sexistes, xénophobes, méprisantes passent mal désormais, n’en déplaise à leurs champions d’arrière-garde. Les hiérarchies lourdes ont opprimé les humoristes sous l’ancien régime. Une crise sert à secouer les pruniers dans une société transformée, aux défis planétaires autant qu’identitaires.
Si bien qu’en ce nouveau moment charnière, on se souhaite d’apprendre à rire autrement, s’il faut rire à tout prix.