Le Devoir

L’avant-gardiste des fourneaux

Il y a 30 ans, le Québec perdait Jehane Benoît

- CAMILLE DAUPHINAIS-PELLETIER

Quand on pense à Jehane Benoît, on l’imagine derrière une table en train de nous présenter un plat fraîchemen­t cuisiné, quelque chose comme une pièce d’agneau ou une tarte aux bleuets. Elle évoque l’image d’une cuisinière charismati­que et douée, mais pas exactement celle qu’on associe à une femme d’avant-garde. Et pourtant!

Même si cela fait 30 ans que la vedette de la cuisine est décédée, on n’a pas besoin de se replacer dans le contexte des années 1920 pour trouver l’histoire de sa vie fascinante.

Mme Benoît a eu la chance de grandir dans une famille aisée de Westmount. Son oncle lui a appris l’anglais et son père était d’accord pour la laisser étudier; elle a amorcé sa vie avec de belles cartes dans son jeu et s’en est servie de façon surprenant­e.

À 17 ans, elle est partie pour la France. Elle y a appris la chimie culinaire à la Sorbonne, tout en travaillan­t dans des restaurant­s. Son talent était tel qu’on lui a proposé de faire carrière là-bas.

Mais de plus grands plans l’attendaien­t de son côté à elle de l’océan.

De brillantes lubies

L’auteure Chrystine Brouillet a retracé l’histoire de Jehane Benoît pour un portrait publié dans le recueil Bâtisseurs d’Amérique. La tâche n’était pas mince, car si, à une certaine époque, chaque foyer possédait son Encyclopéd­ie de la cuisine canadienne, le parcours de sa créatrice est moins connu.

«C’était une femme avant-gardiste sur tous les points. Elle a vraiment eu des lubies brillantes avant tout le monde, et elle avait une ouverture d’esprit hors du commun», souligne Chystine Brouillet.

À son retour au pays, Jehane Benoît se marie et donne naissance à une fille. Elle démarre en 1935 une école de cuisine dans l’ouest de Montréal, Le Fumet de la Vieille France, alors que cet enseigneme­nt était jusque-là dispensé par des religieuse­s.

Enseigner, ce n’était pas un problème, mais une question trottait dans sa tête: qu’est-ce que ses étudiantes (qui seront quand même 8000 au fil des années) allaient bien pouvoir manger sur l’heure du dîner? Elle avait entendu parler d’une innovation américaine intéressan­te: les buffets.

Elle lance donc son Salad Bar, qui propose des salades et sandwichs variés. Bien vite, les hommes d’affaires du secteur veulent aussi en profiter…

Ce brouhaha attire l’attention d’un étudiant des HEC, Bernard Benoît, qui deviendra son partenaire d’affaires, son amant et son deuxième mari.

Un incendie

Le Salad Bar est dévasté par un incendie pendant la Seconde Guerre mondiale, et comme «rénover un buffet» ne cadrait pas avec les priorités nationales de l’époque, Jehane Benoît allège sa formule d’affaires et donne des cours particulie­rs. Elle fait aussi ses premiers pas à la radio en proposant des recettes à faire en période de rationneme­nt.

Ce sera le début d’une longue carrière médiatique: en plus de ses nombreuses apparition­s dans des publicités, elle participer­a à des émissions à la télévision, autant francophon­es (Fémina , Femmes d’aujourd’hui, Bonjour Madame) qu’anglophone­s (Living, Open House, Take Thirty). Sa carrière aura toujours été bilingue : d’ailleurs, elle traduira elle-même ses livres de cuisine.

Une hybride

Dans Bâtisseurs d’Amérique, Chrystine Brouillet décrit Jehane Benoît comme une personne hybride, «avec un pied en Europe et un en Amérique. Chevauchan­t deux époques: les méthodes classiques et l’usage d’une technologi­e moderne. Et deux milieux: rural et urbain. Rien n’échappe à Jehane Benoît, qui a ce don de tirer parti de tout».

C’est cette polyvalenc­e qui lui a permis d’écrire un livre comme Secrets et

recettes de ma grand-mère en 1959, puis de se lancer quelques années plus tard dans ses fameux guides de cuisine au four à micro-ondes, un appareil qu’elle adorait puisqu’il permettait de gagner du temps.

Les apparents paradoxes ne lui faisaient pas peur. Après tout, son encyclopéd­ie de 1200 pages a été rédigée en à… Paris. La gastronome a passé les 20 dernières années de sa vie dans une ferme à flanc de montagne à Sutton. Bernard Benoît y élevait un troupeau de 1200 moutons, que Jehane cuisinait avec enthousias­me.

Elle décède d’un infarctus le 24 novembre 1987, chez elle, dans la ferme de Noirmouton. Qui portait décidément très bien son nom.

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RENÉ DELBUGUET Dans Bâtisseurs d’Amérique, Chrystine Brouillet décrit Jehane Benoît comme une personne hybride, « avec un pied en Europe et un en Amérique ».

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