Le Devoir

Enseigner et briser le plafond de verre

- MARIANNE DI CROCE

Professeur­e de philosophi­e au cégep de Saint-Jérôme et doctorante en science politique à l’Université d’Ottawa

Dans le cadre du deuxième cours obligatoir­e de philosophi­e au cégep, je consacre quelques séances à la philosophe Hannah Arendt. Il y a de cela quelques années, une étudiante leva la main puis s’exclama: «Ma question n’a pas vraiment rapport avec la matière, mais… pourquoi est-ce la première fois qu’on nous enseigne la pensée d’une femme? On dirait qu’on ne les connaît pas, les femmes philosophe­s. Est-ce que c’est parce qu’il n’y en a pas?» S’en est suivie une discussion très intéressan­te avec la classe. Plusieurs étudiantes se sont montrées vivement choquées et déçues de la place quasi inexistant­e que la philosophi­e leur réservait.

Comme on le sait, jusqu’au XXe siècle (et même encore aujourd’hui), la philosophi­e a surtout été une affaire d’hommes blancs. Les grandes questions philosophi­ques, celles qu’on considère comme étant universell­es et fondamenta­les, ont été formulées et réfléchies par une minorité de personnes non représenta­tives de l’humanité dans son ensemble. Sans surprise, plusieurs questions historique­ment associées aux femmes (par exemple: la maternité, la natalité ou le care) ont été reléguées en marge de la réflexion philosophi­que. Ce sont pourtant des réalités incontourn­ables de l’existence humaine et le fait que ces questions demeurent peu abordées par la philosophi­e illustre bien le type d’exclusions à l’oeuvre dans la tradition philosophi­que.

À l’heure actuelle, il n’y a en moyenne que 20% à 30% de femmes au sein du corps professora­l des départemen­ts de philosophi­e universita­ires un peu partout dans le monde. Le Québec ne fait pas exception à la règle avec 25 % de femmes à l’université et 28% au cégep. La sous-représenta­tion des femmes est encore plus marquée du côté des publicatio­ns philosophi­ques. En 2008, la philosophe américaine Sally Haslanger montrait que, parmi les articles publiés dans les sept revues de philosophi­e les plus prestigieu­ses (de 2002 à 2007), seulement 12% étaient écrits par des femmes.

Les publicatio­ns philosophi­ques québécoise­s ne font guère mieux. De 2002 à 2013, on ne compte que 14 % de femmes parmi l’ensemble des auteurs de la revue Philosophi­ques. Du côté des ouvrages pédagogiqu­es destinés à l’enseigneme­nt de la philosophi­e au collégial, on remarque que les femmes représente­nt environ 20% des auteurs. On notera également que ces ouvrages ne font pour la plupart aucune place aux femmes philosophe­s ou aux enjeux féministes. Le Devoir de philo, publié dans les pages de ce journal, suit lui aussi la tendance: des 188 textes parus depuis février 2006, 14% ont été écrits par une femme et 7% portent sur la pensée d’une femme.

Si la question de la place des femmes en philosophi­e est de plus en plus discutée dans le milieu universita­ire, il en va autrement dans le milieu collégial. Alors qu’on souligne cette année le 50e anniversai­re de la création des cégeps, il apparaît essentiel de s’intéresser sérieuseme­nt à cette question. Il en va de la pertinence et de la vitalité de l’enseigneme­nt de la philosophi­e au collégial.

Sachant que le premier contact avec la philosophi­e a un impact déterminan­t sur la perception que les étudiants ont de la discipline et sur leur intérêt à s’engager dans un travail de réflexion, il est d’autant plus important de diversifie­r le corpus étudié dans les cours de philosophi­e au cégep. Enseigner la pensée de femmes philosophe­s permet aux étudiantes de s’identifier davantage à la philosophi­e. Le fait de présenter des modèles philosophi­ques féminins aux étudiantes, mais aussi aux étudiants, contribue à déconstrui­re certains stéréotype­s sociaux qui associent d’abord les femmes à des activités liées au care plutôt qu’à la vie intellectu­elle.

Bien entendu, il ne s’agit pas ici de balayer les auteurs classiques sous le tapis, mais de renouveler la tradition philosophi­que en mettant ces auteurs en dialogue avec des auteurs «marginalis­és» par le canon philosophi­que. Il serait difficile de prétendre que les cours de philosophi­e au cégep permettent de développer un regard informé et critique sur le monde tout en excluant la pensée des femmes, mais aussi celle des personnes racisées ou des philosophe­s non occidentau­x.

Considéron­s le cas du deuxième cours obligatoir­e de philosophi­e au cégep, dont l’objectif central est de discuter des conception­s philosophi­ques de l’être humain: ne paraît-il pas aberrant de ne présenter que le point de vue de philosophe­s masculins qui, parlant de l’Homme avec un grand H, ne font, bien entendu, référence qu’aux hommes (blancs)? Par ailleurs, comment peut-on réfléchir adéquateme­nt à des enjeux éthiques et politiques actuels (comme nous le demande le troisième cours obligatoir­e de philosophi­e) sans l’apport de théories féministes ou postcoloni­ales? L’actualité des derniers mois nous montre la nécessité de cette diversité de points de vue pour aborder des questions telles que l’arrivée de réfugiés, le racisme systémique, les dénonciati­ons d’agressions sexuelles, la place des femmes en politique, etc.

Une plus grande diversité des auteurs étudiés et des questions abordées est essentiell­e pour que les cours de philosophi­e au collégial continuent d’être signifiant­s pour les étudiants et les étudiantes. C’est pourquoi un sérieux travail attend les professeur­s: soit commencer à lire des femmes, à les considérer comme des interlocut­rices à part entière et à leur faire une vraie place dans leurs cours plutôt que de les réduire au statut de «compagnes de» ou de «maîtresses de» (comme c’est trop souvent le cas pour Simone de Beauvoir ou Hannah Arendt). La tâche peut paraître difficile pour certains, mais sachons qu’il existe différente­s ressources à cet effet, dont plusieurs sont répertorié­es sur le site Internet du Comité équité de la Société de philosophi­e du Québec.

En ce 50e anniversai­re de l’enseigneme­nt de la philosophi­e au cégep, voilà certaineme­nt l’occasion pour la communauté philosophi­que collégiale de participer activement au renouvelle­ment de la tradition philosophi­que en diversifia­nt ses pratiques d’enseigneme­nt. Cela constituer­ait une contributi­on importante en vue de briser le plafond de verre qui existe en philosophi­e, mais aussi dans la société en général.

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 ??  ?? ARCHIVES LE DEVOIR Les femmes philosophe­s ont souvent été réduites à leur statut de «compagnes de» ou de «maîtresse de», comme c’est le cas pour Hannah Arendt (en photo) et Simone de Beauvoir.
ARCHIVES LE DEVOIR Les femmes philosophe­s ont souvent été réduites à leur statut de «compagnes de» ou de «maîtresse de», comme c’est le cas pour Hannah Arendt (en photo) et Simone de Beauvoir.
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Marianne Di Croce

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