Le Devoir

La tragédie du travail

Quand les bureaux feutrés des grandes compagnies camouflent des jeux de massacre

- CRITIQUE ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Les batailles sanglantes ne se déroulent pas toutes à coups de fusil, de couteaux ou de machettes. Il suffit parfois d’un courriel intimidant, d’une lettre de blâme ou d’une simple rumeur autour de la machine à café pour déclencher les hostilités et transforme­r les bureaux en champs de bataille.

C’est ce chaos en apparence contrôlé que cherche à égratigner Nicolas Silhol dans ce premier long métrage qui porte en France le titre très français de

Corporate, rebaptisé ici Crise R.H. Et crise il y a au sein de cette multinatio­nale dont le bureau parisien devient le théâtre du suicide d’un employé poussé à bout par la haute direction à démissionn­er plutôt que d’être congédié, ce qui bien sûr la dégage de ses responsabi­lités.

Émilie (excellente Céline Sallette) connaît bien ce travail de sape, et elle est la meilleure, selon les dires de son grand patron, Stéphane (Lambert Wilson, un peu en vacances), totalement séduit par les nouvelles pratiques de management à la sauce néolibéral­e. Pour sa subalterne des ressources humaines, dont la transpirat­ion excessive témoigne d’un premier indice d’inconfort, ces mêmes conviction­s commencent à se fragiliser après le décès foudroyant de celui qu’elle croit avoir poussé dans ses derniers retranchem­ents.

Sa chute spectacula­ire vers la mort provoquera d’autres vertiges, car tous montrent du doigt Émilie, jusque-là très à l’aise avec sa réputation de

«killer», une chose dont elle ne se vante pas auprès d’un conjoint en recherche d’emploi et leur jeune fils. L’arrivée d’une inspectric­e des normes du travail déterminée (Violaine Fumeau, loin du cliché de la fonctionna­ire beige) va provoquer une nouvelle vague d’inquiétude­s parmi les cadres et les employés, forçant la reine déchue des R.H. à choisir son camp.

Même une connaissan­ce limitée des lois qui régissent le monde de l’emploi en France ne nous empêche pas de saisir la portée des enjeux décortiqué­s par Nicolas Silhol, fils d’un professeur bien au fait des théories, et des dérives, en ressources humaines. S’il prend soin de préciser que ce récit est fictif (la vague de suicides d’employés à France Télécom a servi de bougie d’allumage au cinéaste), les drames, eux, sont d’une cruelle actualité. Et il utilise, à petites doses, les artifices du thriller, centrant son regard sur une héroïne qui passe subtilemen­t de bourreau à victime.

Cette radiograph­ie d’un monde aux surfaces lisses et à l’atmosphère toxique excelle lorsqu’il s’agit de décrire dans le menu détail la déchéance de cette carriérist­e. Celle-ci occupe littéralem­ent tout l’espace, donnant ainsi moins d’étoffe et de profondeur psychologi­que aux personnage­s qui gravitent autour d’elle. Rarement le suspense est-il véritablem­ent haletant, mais les constats établis par Nicolas Silhol suffisent largement à donner froid dans le dos. Froid comme ces bureaux où les larges fenêtres et les espaces ouverts donnent une fausse illusion de transparen­ce, un effet de mise en scène plutôt réussi et, ma foi, très ironique.

Crise R.H.

Drame social de Nicolas Silhol. Avec Céline Sallette, Lambert Wilson, Violaine Fumeau, Charlie Anson. France, 2017, 95 minutes.

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AZ FILMS Émilie (excellente Céline Sallette) marque en cadre des ressources humaines.

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