Kim Yaroshevskaya dans l’oeil de la mémoire
Mon voyage en Amérique raconte l’arrivée au Québec de la comédienne de 94 ans et sa découverte du théâtre
C’est chez elle, dans les hauteurs d’une tour d’habitation de L’Île-des-Soeurs à Montréal, que Kim Yaroshevskaya me reçoit par une journée froide et lumineuse de novembre. Malgré les années qui passent, la vieille dame de 94 ans semble avoir conservé intacte sa capacité d’émerveillement. Son rire en cascade, si caractéristique, pourrait être celui d’une gamine. Il a gardé une fraîcheur qu’on dirait éternelle.
Aussitôt la porte refermée, quelques phrases en russe ont sur elle l’effet d’un sésame puissant. Avant de nous projeter tous les deux, d’un coup, sur l’une des principales artères qui irriguent la place Rouge à Moscou, l’immense rue Tverskaïa où elle vivait en 1934 dans un appartement d’une seule pièce avec sa grand-mère.
Créatrice de Fanfreluche, ce personnage de la télésérie jeunesse du même nom diffusée à l’origine entre 1968 et 1971 sur les ondes de RadioCanada, elle a enchanté — au sens féerique du terme — toute une génération avec ses histoires. Pour d’autres, plus tard, elle sera la grandmère dans la série Passe-Partout. Au théâtre, on l’oublie parfois, elle a joué avec bonheur dans de nombreuses pièces d’Ionesco ou de Tchekhov.
Née en 1923 en Union soviétique, Kim Yaroshevskaya fait paraître Mon
voyage en Amérique (Boréal), dans lequel elle raconte les circonstances qui l’ont menée de notre côté du monde.
Produit dérivé d’une lecture faite au Théâtre de Quat’sous en février 2015, elle raconte dans ce court texte, dont on a fait un beau livre ponctué d’illustrations et de photographies d’archives, les circonstances dans lesquelles elle a quitté Moscou et l’Union soviétique en 1934 avant de s’installer à Montréal.
Ses parents, raconte-t-elle, étaient des révolutionnaires communistes de la première heure. Ils ont d’ailleurs appelé leur fille en l’honneur de l’Internationale des jeunes communistes, une organisation créée en 1919 dont l’acronyme en russe forme le prénom Kim. Réalité sombre « Après la révolution, c’était un véritable éclatement de liberté, si longtemps étouffée par le tsarisme», se souvient-elle avec un enthousiasme voilé d’un peu de tristesse. Mais rapidement, après la mort de Lénine et la ferme reprise en main du pouvoir soviétique par Staline, la réalité est devenue plus sombre.
Son père, qui était trotskiste, a été mis en prison avant d’être relégué à 500km au sud-est de Moscou, à Voronej, où l’on envoyait souvent des prisonniers politiques — le poète Ossip Mandelstam y a d’ailleurs passé trois années en exil. Sa mère, qui travaillait au gouvernement, est décédée peu de temps après. «Quand ma mère est morte, mon père est venu à Moscou pour me ramener là-bas. Je me souviens surtout que, du côté sombre de l’édifice d’en face, il y avait de la neige pendant tout l’été sur le balcon!» laisse-t-elle tomber, encore étonnée.