Le Devoir

Groulx au-delà de la polémique

- Louis Cornellier Chronique

En accompagna­nt Lionel Groulx pendant les 500 pages que lui consacre

Charles-Philippe Courtois dans Lionel Groulx. Le penseur le plus influent

de l’histoire du Québec (L’Homme, 2017, 584 pages), j’ai souvent pensé à Pierre Falardeau, qui l’aimait bien. Les deux hommes, malgré leurs évidentes différence­s, notamment langagière­s et religieuse­s, se ressemblen­t beaucoup. Tous les deux effrontés, militants et tribuns, ils partagent une obsession pour la libération nationale de leur peuple colonisé depuis 1760, combat central par rapport auquel toutes les autres causes apparaisse­nt non pas inutiles, mais secondaire­s.

Groulx, à plusieurs reprises, parle de sa «passion de l’autonomie», et on comprend, à lire Courtois, qu’il est indépendan­tiste, mais se retient de le dire sans détour, même s’il ira souvent loin en ce sens, étant donné «l’attitude qu’un prêtre doit adopter face à l’ordre établi». Son autonomism­e prend le pas sur son conservati­sme, raison pour laquelle il défend les patriotes de 1837-1838 et se méfie de Duplessis, qu’il trouve opportunis­te. De la même manière, chez Falardeau, l’indépendan­tisme a la priorité sur les idées de gauche, ce qui explique que le cinéaste n’hésitait pas à défendre Groulx et à critiquer sévèrement un parti comme Québec solidaire.

Le héros contesté

« Voici un témoin inquiétant venu du passé», écrivait Fernand Dumont, en 1978, en ouverture d’un texte dans lequel il cherchait à établir « en quoi l’oeuvre de Lionel Groulx parle encore à notre aujourd’hui ». S’il reconnaît que la pensée de l’auteur de Notre maître,

le passé est à bien des égards dépassée, Dumont finit néanmoins par rendre hommage à Groulx, qui nous a légué « la volonté de travailler à maintenir les communauté­s précaires où les hommes croient que l’histoire est leur héritage et leur défi, eux-mêmes ».

Grande figure intellectu­elle canadienne-française de la première moitié du XXe siècle, héros de la jeunesse lettrée des années 1930, Groulx est devenu sulfureux dans les années 1990. L’homme, disait-on, aurait été raciste, voire cryptofasc­iste. Dans l’indispensa­ble anthologie des textes de Groulx qu’il publiait en 1998 dans la collection «Bibliothèq­ue québécoise», l’historien Julien Goyette, sans laver Groulx de tout soupçon, déplorait cet esprit de procès. «Écrire sur Groulx comporte aujourd’hui sa part d’inconfort, notait-il. La moindre ligne à son sujet suffit, en effet, à nous propulser dans la sphère de la polémique. Célébrer sa mémoire — et ce même de façon critique — tient presque de la provocatio­n, l’écorcher étant davantage dans l’air du temps.»

Ce malaise explique probableme­nt la raison pour laquelle il aura fallu attendre 50 ans après la mort de Groulx pour pouvoir enfin lire sa première vraie biographie. L’historien CharlesPhi­lippe Courtois, souvent identifié au camp des intellectu­els nationalis­tes conservate­urs dans les débats actuels, a réalisé un travail colossal en menant cette biographie à terme.

L’oeuvre de Groulx est gigantesqu­e, polymorphe (oeuvres littéraire­s, ouvrages savants d’histoire, essais de vulgarisat­ion, correspond­ance importante, mémoires volumineux), se déploie sur plus de 50 ans et s’inscrit dans un contexte historique agité par une crise économique majeure et deux guerres mondiales. C’est donc une riche épopée que raconte, avec la rigueur qui s’impose et dans un style limpide, Charles-Philippe Courtois.

Les sujets qui fâchent

Le biographe, de toute évidence, aime et admire son personnage. Il n’évite pas les sujets qui fâchent, mais finit toujours par absoudre l’accusé, avec force citations à l’appui. Ainsi, il reconnaît que Groulx a parfois exprimé «méfiance et préjugés» envers les Juifs, mais précise aussitôt qu’il s’est clairement opposé à l’antisémiti­sme.

Groulx, continue-t-il au sujet des accusation­s de fascisme, a souvent souhaité voir apparaître un chef providenti­el pour le Canada français, mais, «en pratique, [il] placera ses espoirs en des modérés comme Paul Gouin et Maxime Raymond». Le prêtre-historien, de plus, aurait été favorable à l’éducation et au droit de vote des femmes, aux grévistes d’Asbestos en 1949 et à la nationalis­ation de l’hydroélect­ricité, avant de défendre un conservati­sme chagrin, dans son grand âge, au moment de la Révolution tranquille.

En 1978, dans le journal Le Jour, l’essayiste de gauche Pierre Vadeboncoe­ur redisait son admiration pour le chanoine militant. « Aujourd’hui, Groulx, pour moi, c’est tout de même un homme qui portait le pays dans son âme, écrivait-il. Il lui a donné tout ce qu’il a pu. Les politicien­s traditionn­els le détestaien­t. Il n’a pas fait une seule concession sur ce qu’il tenait pour vrai. […] Pour d’autres raisons, son personnage, dans l’histoire, manque peut-être de séduction. Mais si on sait ce que c’est qu’un homme, Groulx fut une figure admirable. » Ça devrait pouvoir se dire sans créer de polémiques.

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