Le Devoir

La tolérance zéro devra attendre

La ministre Lucie Charlebois confirme que le Québec ne sévira pas avant d’avoir des outils adéquats

- MARIE- MICHÈLE SIOUI MARIE VASTEL Correspond­antes parlementa­ires à Québec et à Ottawa

Leprincipe de la tolérance zéro pour la marijuana au volant ne s’appliquera pas sur les routes du Québec au moment où la substance deviendra légale au Canada, soit en juillet 2018.

Il sera même inapplicab­le d’ici à ce que la science et la technologi­e permettent de détecter la consommati­on récente de cannabis, a reconnu lundi la ministre responsabl­e du dossier, Lucie Charlebois.

« Quand on va avoir l’homologati­on de Santé Canada et du ministère de la Sécurité civile, ici au Québec, là on va mettre la tolérance zéro. Pas avant » , a déclaré la ministre déléguée à la Santé publique et aux saines habitudes de vie au Devoir.

Son gouverneme­nt risque toutefois d’attendre longtemps. Même si des appareils servant à détecter le THC sont créés, ceux- ci ne permettron­t en rien de déterminer si une personne est réellement intoxiquée. Comme le révélait récemment Le Devoir, les résultats de nombreuses études à ce sujet laissent croire qu’il demeurera impossible d’établir une corrélatio­n entre la présence de THC dans l’organisme et les effets psychotrop­es de la marijuana.

C’est même précisémen­t la conclusion d’un projet-pilote sur les appareils de dépistage de drogues mené par Sécurité publique Canada en 2016 et 2017. « La présence d’une drogue dans la salive ne sous‐entend pas qu’il y a affaibliss­ement des facultés », a noté le ministère fédéral dans son rapport final.

Le chercheur Ryan Vandrey de la Johns Hopkins University, qui a dirigé plusieurs études sur le cannabis au cours des quatre dernières années, fait le même constat. « En se fiant à toutes les études qui ont été menées sur le sujet, la science démontre en ce moment qu’il n’existe pas de taux de THC dans le sang ou la salive qui permette de prévoir le niveau d’intoxicati­on », a-t-il affirmé au Devoir.

L’approche « tolérance zéro » préconisée par

Québec risque donc de ne jamais être applicable, selon le professeur Vandrey. « La tolérance zéro ne fonctionne­ra pas dans un environnem­ent où le cannabis est autorisé légalement », prévoit-il déjà.

À partir du moment où la marijuana sera légale, les Canadiens en consommero­nt. Et les usagers réguliers auront en permanence du THC dans leur corps.

Ce cannabinoï­de, le plus abondant dans le cannabis, peut rester dans la salive pendant quelques heures, dans le sang pendant une période allant jusqu’à une semaine et dans l’urine pour une durée pouvant atteindre quelques semaines.

Résultat : les policiers qui devront analyser la salive, le sang ou l’urine des automobili­stes auront pour ainsi dire une tâche que la science ne leur permettra jamais d’accomplir, prévient l’expert.

« Il y a eu suffisamme­nt d’études menées pour constater qu’il y aura toujours des problèmes à différenci­er une intoxicati­on et une consommati­on antérieure de cannabis qui n’a plus d’effet d’intoxicati­on sur un sujet », a martelé le chercheur. Selon lui, les gouverneme­nts et les policiers devront s’en remettre à un marqueur biologique autre que la présence de THC, ou carrément renoncer à des tests salivaires, de sang ou d’urine.

La ministre Charlebois fait état d’autres prétention­s. L’appareil sur lequel Santé Canada travaille « va nous indiquer une consommati­on récente », a-t-elle avancé. Et « d’habitude, quand tu viens de consommer, tu ressens les effets », a-t-elle fait valoir.

La compagnie pharmaceut­ique Altascienc­es va dans le même sens. Selon le mémoire qu’elle a déposé au cours des consultati­ons publiques sur le cannabis, il serait possible de « déterminer les taux de THC qui altèrent la capacité de conduire et de déterminer si l’alcool peut en amplifier les effets » d’ici 12 mois, et moyennemen­t une aide financière de 15 millions de dollars.

Une applicatio­n plus permissive?

La ministre a par ailleurs suggéré une applicatio­n permissive du principe de tolérance zéro établie dans le projet de loi qu’elle a déposé jeudi. « Ce qu’on cherche, c’est la consommati­on récente. Ce n’est pas une quantité en nanogramme­s », a-t-elle affirmé. Son projet de loi stipule pour tant qu’il est « interdit à toute personne de conduire un véhicule routier ou d’en avoir la garde ou le contrôle s’il y a quelque présence dans son organisme de cannabis ou d’une autre drogue ».

L’approche du fédéral est différente. Le gouverneme­nt Trudeau prévoit interdire la conduite aux automobili­stes présentant plus cinq nanogramme­s de THC par millilitre de sang. Cette latitude doit permettre d’épargner les utilisateu­rs réguliers de marijuana — qui auront toujours un peu de THC dans le corps — pour plutôt attra- per les consommate­urs occasionne­ls.

La ministre fédérale de la Santé, Ginette Petitpas Taylor, n’a pas voulu « commenter spécifique­ment le projet de loi du Québec » lundi.

Les malades contestero­nt

Le principe de tolérance zéro irrite aussi le regroupeme­nt des Canadiens pour l’accès équitable à la marijuana médicale (CAEMM), qui prévoit déjà réclamer une exemption au gouverneme­nt pour les 5000 patients québécois qui utiliserai­ent le cannabis à des fins médicinale­s.

Selon la porte-parole Daphnée Elisma, la tolérance zéro est une mesure « très drastique », puisqu’elle prévoit la suspension immédiate du permis de conduire pendant trois mois.

Des patients auraient d’ailleurs déjà prévenu l’organisme qu’ils contestero­nt la tolérance zéro devant les tribunaux si Québec ne prévoit pas d’immunité dans leurs cas.

Le militant pour l’accès à la marijuana Marc Emery promet quant à lui de payer les avocats des quidams qui seront accusés de conduite avec facultés affaiblies par le cannabis. « Aucun gouverneme­nt, à aucun palier, ne peut citer une étude scientifiq­ue fondée et crédible pour valider l’effet du cannabis au volant », a aussi déclaré le fondateur du Bloc Pot, Marc- Boris Saint-Maurice, qui a souligné à son tour que la science ne permet pas d’établir la corrélatio­n entre THC et intoxicati­on.

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Lucie Charlebois

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