Le Devoir

« L’école de la dernière chance » en péril

La CSDM pourrait reprendre le bâtiment qu’occupe le Centre d’intégratio­n scolaire depuis 40 ans

- MARCO FOR TIER

C’estun peu l’école de la dernière chance. L’école qui accueille les élèves les plus « poqués », qui ont ce qu’on appelle des « troubles de comporteme­nt » aussi immenses que leur détresse. Cette école est menacée de fermeture.

Cette école, c’est le Centre d’intégratio­n scolaire de Montréal (CIS). Elle est logée depuis quatre décennies dans un bâtiment appartenan­t à la Commission scolaire de Montréal (CSDM). Mais voilà : la CSDM a besoin du bâtiment pour loger les élèves des écoles du secteur qui débordent. Elle a averti le CIS que son bail pourrait se terminer à la fin de l’année scolaire, en juin 2018.

« On n’a nulle part où aller, mais ça ne se peut pas qu’on ferme. On ne ferme pas une école », dit Ysabelle Chouinard, directrice du CIS, rencontrée dans son école de la 6e avenue, dans le quartier Rosemont.

Le vieux bâtiment de trois étages ressemble aux 75 élèves, âgés de 8 à 18 ans : écorché vif. Les murs sont lacérés. Les casiers, bosselés. La colère et la détresse laissent des traces ici — et pas uniquement sur les visages de ces enfants forcés de grandir avant l’âge.

La colère et la détresse se mêlent à une sorte d’enchanteme­nt. Un petit miracle qui se produit chaque jour. À force d’efforts, de dévouement et d’amour, les 17 membres du personnel, tous orthopédag­ogues ou éducateurs spéciali- sés, parviennen­t à réchapper une bonne partie de ces enfants rejetés par le système.

Oui, ces élèves ont été rejetés : expulsés de leur classe, de leur école, puis de leur commission scolaire. Expulsés de leur famille aussi, pour plusieurs d’entre eux placés dans des familles d’accueil.

Sept commission­s scolaires de la grande région montréalai­se, dont la CSDM, paient pour envoyer leurs élèves « à problèmes » au Centre d’intégratio­n scolaire. Le CIS est un organisme privé à but non lucratif.

« Ce sont des élèves qui sont rendus au bout du système régulier. Ils ont dépassé toutes les

limites. Plus ça va, plus les élèves qu’on reçoit ont dépassé beaucoup beaucoup de limites » , explique Ysabelle Chouinard, qui a enseigné une vingtaine d’années au CIS avant d’en prendre la direction il y a trois ans.

Un océan de détresse

On rencontre Océane, 11 ans, au bureau de la travailleu­se sociale de l’école. Une boule d’énergie qui explose de temps en temps. « Quand je pète une crise, je me fâche et je monte sur les meubles, dit-elle. J’ai aussi fugué quand j’avais 9 ans. Je me suis sauvée et je me suis cachée quelque part », raconte-t-elle.

Océane, son frère et sa soeur ont été placés en famille d’accueil. « Océane a fait beaucoup de progrès. Elle vient de retourner chez sa mère, qui s’est prise en main et qui prend les bonnes décisions. Elle ne l’a pas eu facile », dit Marie-Claude Simard, travailleu­se sociale depuis 14 ans ici.

« Je suis choyée d’avoir un emploi comme ça, ajoute-t-elle. Les jeunes ont besoin d’être encadrés. Il faut qu’ils se sentent aimés, acceptés, accueillis. Il faut répondre à leurs besoins, y aller petit à petit. Accueillir les parents aussi, apaiser les parents. Ils ont aussi des blessures pas guéries. »

Parents et élèves partagent souvent les mêmes blessures nommées trouble d’opposition, trouble d’attachemen­t, crises spontanées, toxicomani­e, hyperactiv­ité, anxiété généralisé­e. Ces « troubles » peuvent mener à des meubles lancés, des coups, des gros mots, des crachats, de l’automu- tilation, des idées (ou des gestes) suicidaire­s…

Richard, un colosse de 16 ans, nous raconte son histoire. Calmement. Avec une sorte de maturité. Son père, membre des Forces armées, a quitté la maison quand Richard avait 2 ans. Sa mère l’a élevé seule en travaillan­t de jour comme éducatrice en garderie et de nuit comme concierge. Son père promettait de revenir à la maison, puis ne rentrait pas…

« Quand je suis arrivé ici, au primaire, j’étais en colère. Je me faisais traiter de gros. Je me battais. Je n’avais pas de respect pour les profs et les intervenan­ts. J’ai changé. J’ai réalisé que je dois respecter le monde. Respecter ma mère aussi. Elle m’a toujours aidé. »

Il veut finir ses études et entrer dans la marine canadienne, comme son père.

Le luxe du temps

Nous voilà déjà à midi. La plupart des professeur­s mangent en classe avec leurs élèves. Un éducateur joue au ballon avec des jeunes dans le corridor. Le syndicat a signé une entente qui permet aux enseignant­s d’avoir un horaire irrégulier — tôt le matin, après les heures de classe et le midi. Le CIS accorde aux enfants ce qui manque souvent dans les autres écoles: du temps.

Un petit furet blanc gambade d’un enfant à l’autre dans la classe de Mme Roxanne — surnommée « Madame Projets » . « Ça les apaise. S’ils sont en crise, ils se collent sur le furet et se calment tout de suite », dit-elle.

La directrice, Ysabelle Chouinard, dîne avec une élève dans son bureau. Maïté, 10 ans, tricote une écharpe en placotant. « Je l’aime, elle [la directrice]. C’est tranquille ici, on est bien. Je peux tricoter en paix », dit-elle.

« Avant, j’allais à une école de drogués. Ma mère me l’a dit. Ils me faisaient l’étoile, me po- gnaient le bras par en arrière et me poussaient par terre. » Maïté se penche au sol pour montrer la prise de l’étoile qui lui faisait si mal.

C’est une petite vite, Maïté. Elle a l’oeil vif. L’esprit agile. « Un trouble [de comporteme­nt] peut arriver pour toutes sortes de raisons, dit Ysabelle Chouinard. Personne ne choisit que ça arrive. On doit trouver les moyens d’aider les enfants. On est leur deuxième chance, peutêtre la dernière dans certains cas. »

Décision imminente

Le CIS vise à remettre les élèves sur la bonne voie pour qu’ils puissent retourner dans les classes ordinaires. Mais la fermeture de l’école est bel et bien possible. « Je ne peux pas cacher que c’est un lieu stratégiqu­e. Nous avons de très, très grands besoins dans le quartier. Il faudrait qu’ils [les responsabl­es du CIS] cherchent d’autres soutiens. On ne peut plus être le seul partenaire. Nos besoins sont tellement grands », dit Catherine Harel Bourdon, présidente de la CSDM.

La décision sera prise à la séance du conseil des commissair­es le 20 décembre, selon elle. Comme si ce n’était pas assez, le bâtiment a besoin de travaux de 10,8 millions de dollars. Le toit coule. Il y a de l’amiante dans les murs. Il faut refaire le revêtement extérieur.

Qu’arriverait- il aux 75 élèves en cas de fermeture ? « On a une multitude de services chez nous pour les élèves à besoins particulie­rs », dit la présidente.

La directrice du CIS, elle, s’accroche à l’espoir qu’un bailleur de fonds permettra à l’école de se relocalise­r. Ou de rester dans la 6e avenue. « On ne peut pas abandonner nos élèves. Je ne peux pas accepter ça. »

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Le Centre d’intégratio­n scolaire offre une dernière chance aux élèves dont le comporteme­nt a entraîné leur exclusion de l’école régulière.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le Centre d’intégratio­n scolaire offre une dernière chance aux élèves dont le comporteme­nt a entraîné leur exclusion de l’école régulière.
 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Ils sont 75 élèves à fréquenter le Centre d’intégratio­n scolaire, qui tente de les outiller pour qu’ils puissent se réinsérer dans un cheminemen­t scolaire régulier.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Ils sont 75 élèves à fréquenter le Centre d’intégratio­n scolaire, qui tente de les outiller pour qu’ils puissent se réinsérer dans un cheminemen­t scolaire régulier.

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