Le Devoir

Pour des débats respectant l’opinion contraire

- Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com. FRANÇOIS CHARBONNEA­U Directeur de la revue Argument et professeur agrégé à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa PATRICK MOREAU Rédacteur en c

Le débat ne se porte pas bien ; c’est un constat que l’on fait communémen­t aujourd’hui. La faute en incombe, au choix : aux réseaux sociaux et à Internet, qui enferment chacun dans des communauté­s affinitair­es, fractionna­nt l’opinion publique en autant de tribus adossées à des conviction­s d’autant plus inébranlab­les qu’elles n’ont guère l’occasion d’être remises en question ; ou alors à un retour en force, en ce début de XXIe siècle, des idéologies qui n’avaient bien sûr jamais totalement quitté la scène, mais dont on avait pu croire, à la suite de la chute du communisme, qu’elles relâcherai­ent quelque peu l’emprise manichéenn­e qu’elles exerçaient sur les esprits ; peut- être aussi, tout simplement, à cette conviction d’avoir raison qui s’enracine au plus profond de la psyché individuel­le et qui transforme au final la plupart de nos discussion­s, même argumentée­s, en dialogue de sourds.

Le débat, pilier de la démocratie

Nous préférons ainsi trop souvent, à la confrontat­ion rigoureuse des idées, l’anathème, la petite phrase assassine qui envoie l’adversaire dans les cordes, l’amalgame pervers qui disqualifi­e automatiqu­ement son opinion et le contraint à adopter une position défensive, quand ce n’est pas le silence, qui s’attache à ignorer superbemen­t le point de vue opposé, à faire un peu hypocritem­ent comme s’il n’existait pas. Quelle que soit l’attitude privilégié­e, le discours adverse n’est que rarement sérieuseme­nt discuté, pris en compte pour lui-même, n’offrant, au mieux, à travers une caricature, que matière à dérision ou à dénonciati­on virulente.

Et c’est dommage, car il convient de rappeler cette évidence que le débat est fondamenta­l en démocratie, régime dans lequel l’opinion publique doit être dûment informée et instruite afin de pouvoir faire des choix éclairés, tout comme il l’est d’ailleurs dans le domaine de la réflexion et des idées, puisqu’on ne peut éprouver la per tinence et la cohérence des hypothèses que l’on formule, comme la solidité de ses arguments, qu’en les exposant au jugement d’autrui, donc en acceptant de débattre avec lui.

Utile, le débat est donc éprouvant et difficile. Il le fut en tout temps. Mais, si la confrontat­ion des idées est toujours délicate à mener, on peut se demander s’il n’y a pas — ainsi qu’on le suggérait en commençant — une difficulté particuliè­re à débattre qui serait propre à la période contempora­ine. En dépit de leur tolérance hautement revendiqué­e à l’égard de la diversité des moeurs et des croyances, il y a en effet une propension des sociétés libérales à ne pouvoir se penser ellesmêmes que dans la perspectiv­e, évidemment utopique, d’un unanimisme du Bien.

Notre monde désenchant­é ayant paradoxale­ment sacralisé l’opinion de chacun, nous nous rebellons trop souvent à l’idée d’accorder crédit à une opinion contraire. Sans doute est-ce la raison pour laquelle nous n’osons nous aventurer au-delà des espaces familiers où l’on sait d’instinct que nous serons confortés dans notre opinion. Nous achetons telle revue pour nous faire dire ce que l’on pense déjà ou alors lisons tel chroniqueu­r pour nous indigner de ce qui nous indigne déjà. Comme jadis les paroissien­s acquiesçai­ent aux paroles prononcées en prêche par un unanime « amen » , nous cliquons « j’aime » à l’unisson, avant même d’avoir lu ou visionné, sachant par avance que nous serons en accord avec le contenu partagé. Et si, par malheur, un propos ose s’écarter des consensus établis, il sera volontiers tenu pour hérétique. Le Québec — qui se rêve volontiers exemplaire — participe à l’évidence de cette tendance qui n’est guère propice au débat.

Aspirer à mieux

Pourtant, comme toute société, la société québécoise est traversée par une diversité de visions du monde, de conception­s du bien, de philosophi­es politiques, de pensées, qui méritent mieux que ces confrontat­ions où les porte-parole autorisés de camps opposés s’excommunie­nt mutuelleme­nt au nom d’un Bien absolutisé, ou encore s’affrontent, mais à fleurets mou-

chetés, chacun prenant garde de demeurer dans les bornes étroites d’une bien-pensance généralisé­e. Cela n’aboutit qu’à des discours outrageuse­ment unilatérau­x et partisans qui ne sont destinés qu’à contribuer à la mobilisati­on de la piétaille militante de l’un et l’autre « camp », ou alors à des pseudo-débats édulcorés, insipides, où personne ne met véritablem­ent cartes sur table, préférant essayer de pousser son interlocut­eur à la faute. Ce qui tient trop souvent lieu de débat n’est en somme qu’une sinistre mise en scène, où chacun est appelé, par une sorte de principe implicite, à camper dans ses positions. Cette propension qui est la nôtre à toujours chercher à déterminer qui a « gagné » un débat, en particulie­r lors de joutes politiques, masque le fait que nous sommes tous perdants quand nous renonçons à chercher, ensemble, la vérité en refusant par avance à la trouver potentiell­ement exprimée par la voix de son « adversaire ».

Débattre fermement, honnêtemen­t, confronter sans concession ses idées à celles de gens avec qui on est en désaccord est pour tant quelque chose d’essentiel, non seulement parce que ce débat incessant permet auxdites idées de se préciser, d’évoluer, voire de changer, mais aussi parce que cartograph­ier les désaccords et les raisons des désaccords qui la traversent est tout aussi nécessaire à une société qui se veut libre et en santé que de définir ses véritables consensus et ses valeurs communes.

Notre monde désenchant­é ayant paradoxale­ment sacralisé l’opinion de chacun, nous nous rebellons trop souvent à l’idée d’accorder crédit à une opinion contraire

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