Le Devoir

L’opéra en relais du cinéma

The Exterminat­ing Angel donne une seconde vie à un chef-d’oeuvre de Luis Buñuel

- CHRISTOPHE HUSS

Enprogramm­ant The Exterminat­ing Angel, le nouvel opéra de Thomas Adès, dans sa série de diffusions Met Live in HD, samedi dernier, le Metropolit­an Opera savait qu’il ne remplirait pas autant les salles qu’avec Tosca ou Carmen. Mais il fallait l’oser, d’autant que l’initiative était un juste retour des choses, là où tout a commencé : au cinéma.

The Exterminat­ing Angel est le décalque opératique de L’ange exterminat­eur tourné par Luis Buñuel au Mexique en 1962. Depuis quelques années, le cinéma (plutôt que la littératur­e et les oeuvres théâtrales) devient la source principale des nouveaux opéras. Nous avons vu à Montréal Silent Night ( d’après Joyeux Noël, de Christian Carion) et Dead Man Walking (d’après le film de Tim Robbins, 1996).

Entre autres exemples célèbres, il y a eu l’opéra de Charles Wuorinen sur Brokeback Mountain, dernier accompliss­ement de Gérard Mortier à Madrid et, pas plus tard que samedi dernier, c’était au tour d’Alfred Hitchcock d’être adapté lorsque l’English National Opera, présentait à Londres la première de Marnie, opéra de Nico Muhly.

Il serait facile de multiplier les exemples, de généralise­r et de titrer un article « Le cinéma au secours de l’opéra ». Mais le cas de The Exterminat­ing Angel de Thomas Adès nous montre qu’il convient d’y réfléchir à deux fois. Sans aller jusqu’à parler de « sacralisat­ion d’un objet cinématogr­aphique », l’expérience comparée, dans ce cas précis, montre que loin de seulement se nourrir de l’oeuvre originale, l’opéra peut apporter — y compris par le décalage du temps — une relecture passionnan­te. Il est vrai qu’avec Buñuel et Adès deux vrais génies créatifs se confronten­t à travers le temps,

Une féroce critique

La critique de la bourgeoise est au coeur du cinéma surréalist­e et onirique de Buñuel. Dans L’ange exterminat­eur, une réception mondaine dans un chic manoir, après une représenta­tion de Lucia di Lammermoor, vire au cauchemar. Alors que tous les ser viteurs ont déserté la riche villa, les invités ne parviennen­t pas à quitter la pièce. Leur irrésoluti­on, née des convention­s bourgeoise­s, s’est transformé­e en barrière physique. Cloîtrés pendant des jours alors que le vernis craque, ils voient l’espace clos devenir un monde de violence, où se lâchent les instincts les plus primaires. La libération se fait en rejouant la scène « qui coince » et en libérant le désir, l’envie véritable, sans la formalité des convention­s sociales, un peu sur le mode « on aime bien votre soirée, mais là on est fatigués, on rentre… ».

Adès et son colibretti­ste et metteur en scène Tom Cairns collent très étroitemen­t aux mots du scénario de Buñuel. Entre le film de 1962 et 2016, date de création de l’opéra, on gagne une touche de modernité. Les personnage­s d’Adès sont mieux définis, plus quadras qu’interchang­eables bourgeois quinquagén­aires et, surtout, le centre de gravité de la raison, représenté par le Docteur Conde (John Tomlinson, voix étonnammen­t préservée à 71 ans !) est un point d’ancrage fort utile.

La musique apporte les dimensions oniriques de Buñuel, avec les ondes Martenot, et incarne harmonique­ment l’irrésoluti­on, dans la scène clé du piano. Elle vilipende elle aussi la bourgeoisi­e, avec des pastiches de Johann Strauss, notamment dans la scène de la tentative de viol de l’acte III.

Ades et Cairns évacuent les coups de griffe de Buñuel à la franc-maçonnerie ainsi que le finale vitriolé contre l’Église catholique (après leur libération, les bourgeois moutonnier­s vont s’enfermer dans une église!), satire antireligi­euse que Cairns distille partiellem­ent dans la mise en scène.

La musique est tendue comme le climat. Notre ténor québécois Frédéric Antoun crevait l’écran en séduisant Raul Yevenees au sein d’une vraie équipe. On attend toutefois d’Adès qu’il cesse de parsemer ses opéras de ces piaillemen­ts suraigus créés sur mesure pour Audrey Luna. L’histoire l’attend. Et elle est plus grande que ça. THE EXTERMINAT­ING ANGEL Opéra de Thomas Adès (2016) mis en scène par Tom Cairns et dirigé par le compositeu­r. Le Metropolit­an Opera au cinéma, samedi 18 novembre. Rediffusio­ns les 9, 11 et 13 décembre (selon les cinémas).

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KEN HOWARD MET OPERA Le ténor québécois Frédéric Antoun (au centre) dans The Exterminat­ing Angel

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