Le Devoir

Un bracelet électroniq­ue pour itinérants ? Non, merci.

- ANNE-SOPHIE THOMMERET-CARRIÈRE* Médecin de famille oeuvrant auprès des population­s en situation d’itinérance et de vulnérabil­ité

Samedi dernier, Le Devoir présentait le projet innovateur d’un entreprene­ur québécois, Dominic Gagnon, cofondateu­r de Connect & Go («Une puce qui permet de donner au suivant», Le Devoir, 18 novembre 2017). L’entreprise propose de doter les personnes en situation d’itinérance de bracelets électroniq­ues afin que les passants puissent donner de l’argent virtuel qui permettra d’acheter un certain type de produits seulement. «L’alcool devrait par exemple être exclu», apprend-on, et «chaque bracelet devrait renfermer des informatio­ns sur la personne qui le porte, comme son nom et son histoire ».

Cette technologi­e nous est présentée comme une solution visionnair­e dans la lutte contre l’itinérance. On nous dit qu’il s’agit d’un projet à visée sociale, né d’une envie de redonner à la société. En regardant de plus près, on comprend qu’il s’agit plutôt d’une solution au problème du jeune entreprene­ur et de ses amis, qui disent n’avoir que rarement de la monnaie à donner aux gens en situation d’itinérance croisés dans la rue. On propose donc de pallier la culpabilit­é de ne rien donner en facilitant la charité grâce à un outil électroniq­ue. En prime, le bracelet emmagasine­ra le nom et l’histoire de l’individu. Bref, on tente ici maladroite­ment d’humaniser la personne à qui l’on offre la charité.

Tout en saluant la volonté de l’entreprene­ur de s’engager pour cette cause, je ne peux malheureus­ement qu’entrevoir là un risque accru de contrôle et de profilage de population­s déjà très vulnérable­s. Réfléchiss­ons un instant: connaissez-vous quelqu’un qui accepterai­t de porter ce type de bracelet, considéran­t qu’il oblige aussi à n’utiliser les dons reçus que pour acheter des produits que d’autres personnes ont jugés «bons»? N’est-ce pas humilier par deux fois ceux qu’on prétend aider ?

Absolument rien dans cette «innovation» ne tient compte des besoins spécifique­s des personnes en situation d’itinérance. Rien ici n’a été réfléchi selon leur perspectiv­e. Ainsi, on fait l’impasse sur des éléments essentiels qu’il faut comprendre pour aider réellement. Ces personnes, déjà marginalis­ées, sont aussi criminalis­ées à outrance. Elles sont souvent aux prises avec des problèmes de santé mentale ou de stress chronique. Elles ont vécu un nombre inouï de traumatism­es, ce qui les rend, avec raison, méfiantes. Comment les convaincre de porter un bracelet à puce qui, en plus, impose une restrictio­n sur les produits qui pourraient être achetés avec l’argent virtuel?

Paternalis­me

En soi, vouloir contrôler l’usage de l’argent reçu pose problème. Cette approche est paternalis­te et infantilis­ante. On se donne encore le privilège de choisir ce que les gens en situation d’itinérance «devraient» faire ou choisir pour eux-mêmes. On sous-entend ainsi que l’itinérance est banalement la conclusion d’une série de mauvais choix individuel­s.

Ensuite, il est dangereux de tenter d’agir ainsi par la bande pour régler des problèmes de toxicomani­e en ciblant les modalités de la «charité» faite aux personnes en situation d’itinérance. La toxicomani­e est une maladie complexe, parfois concomitan­te à l’itinérance, mais les deux problèmes ne sont pas toujours liés. Toutefois, lorsque c’est le cas, le sevrage d’alcool, par exemple, doit être fait sous supervisio­n médicale. Autrement, l’individu dépendant peut subir des symptômes graves pouvant aller jusqu’à des convulsion­s ou la mort. En d’autres mots, il peut être mortel pour ces gens d’être à court d’alcool. Cela nous rappelle que si nous refusons d’accepter que les personnes en situation d’itinérance administre­nt elles-mêmes l’argent qu’elles reçoivent, il vaut mieux s’abstenir de donner plutôt que de tenter de contrôler ce qui nous semble être juste, bon et prioritair­e pour elles.

Si vous voulez parler d’innovation­s inspirante­s dans la lutte contre l’itinérance, intéressez-vous aux projets de soins de proximité, aux psychiatre­s qui vont dans les refuges ou encore aux travailleu­rs de rue qui vont à la rencontre de l’autre, un squat et une tente de fortune à la fois. Lisez sur les projets de pairs aidants, sur l’équipe de Médecins du monde et à son projet de clinique mobile pour les patients autochtone­s, sur les organismes communauta­ires qui font la défense des droits des gens en situation d’itinérance et qui font de l’éducation auprès du grand public, ou encore sur les refuges qui sortent chaque année des gens de la rue avec un budget dérisoire et une imaginatio­n débordante.

Nous devrions aussi reconnaîtr­e l’impact sur l’itinérance des coupes en santé publique, dans le financemen­t aux organismes communauta­ires et dans l’aide de dernier recours, ainsi que les dernières réformes qui ont mis à mal notre système public de santé. Même si les technologi­es ouvrent des portes intéressan­tes vers l’avenir, ces innovation­s doivent se faire avec l’intention sincère de préserver la dignité humaine et l’autonomie, et en collaborat­ion avec les principaux intéressés. Collective­ment, au Québec, en 2017, il faut dire non à cette idée de bracelet.

En soi, vouloir contrôler l’usage de l’argent reçu pose problème. Cette approche est paternalis­te et infantilis­ante.

*Cette lettre est appuyée par de nombreux signataire­s, dont la liste intégrale est publiée sur nos plateforme­s numériques.

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