Le Devoir

Le bébé et l’eau du bain (2)

- fpelletier@ledevoir.com Sur Twitter:@fpelletier­1 FRANCINE PELLETIER

Dans la flambée de dénonciati­ons qui continue à se propager à une allure folle, des dérapages étaient sans doute inévitable­s. Le Québec a eu droit au sien, mercredi dernier, alors qu’un reportage de RadioCanad­a clouait le comédien et professeur Gilbert Sicotte au pilori. Comme exemple de jeter le bébé avec l’eau du bain, ce dont je m’inquiétais dans ces pages la semaine dernière, on pouvait difficilem­ent faire mieux.

Si l’heure est à la condamnati­on, encore faut-il savoir distinguer l’agression verbale de l’agression sexuelle. S’il peut bien sûr s’agir d’abus de pouvoir dans les deux cas, la nature des gestes n’est vraiment pas la même, les conséquenc­es non plus. L’agression sexuelle est une violation non seulement de l’intégrité physique de quelqu’un, mais de son espace le plus intime. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs les victimes se sentent coupables: elles ont été dépossédée­s, en quelque sorte. Peu importe qu’elles aient résisté de toutes leurs forces ou non, elles ont inévitable­ment participé à cette mise en abîme. Une fois le mal fait, le problème devient davantage le leur que celui de l’agresseur, puisqu’elles portent la transgress­ion en elles. Alors que dans le cas de la violence verbale, le dérapage est entièremen­t du côté de l’agresseur. Les gros mots, les sacres, les sautes d’humeur — à moins évidemment qu’il ne s’agisse d’une campagne de dénigremen­t systématiq­ue —, tout ça n’habite que celui qui en fait la démonstrat­ion. C’est son problème à lui, pas le vôtre.

De plus, l’agression verbale n’a pas du tout le même retentisse­ment social. Il s’agit d’un acte individuel, alors que l’agression sexuelle a des répercussi­ons collective­s, puisque toutes les femmes (ou presque) partagent la peur d’être attaquées. L’assaut sexuel agit donc comme un mécanisme de contrôle sur les femmes — à tout le moins sur leur psyché, sinon toujours sur leurs allées et venues. C’est la raison pour laquelle il faut se réjouir de ce bal de dénonciati­ons — la libération est collective, pas seulement individuel­le — tout en déplorant les débordemen­ts.

Je ne connais pas Gilbert Sicotte personnell­ement, et je n’ai qu’une connaissan­ce sommaire de ses méthodes d’enseigneme­nt. Mais les dénonciati­ons à son égard me paraissent inspirées de la même frilosité intellectu­elle qui sème controvers­e et consternat­ion dans les université­s anglo-saxonnes actuelleme­nt. La proliférat­ion des questions sexuelles — du féminisme aux transgenre­s en passant par les LGBT —, questions qui ont justement ouvert de nouveaux espaces intellectu­els sur les campus, a fini, malheureus­ement, par créer un mouvement contraire: un mouvement qui surprotège l’étudiant «vulnérable» et crée une mentalité de censure.

La création de « safe spaces » (lieux sûrs) est le meilleur exemple de ce détourneme­nt de sens. En principe tout à fait louable, permettant aux étudiants issus de la minorité de se mettre à l’abri de la discrimina­tion, ils illustrent de plus en plus, dit la chroniqueu­se américaine Judith Shulevitz, «la conviction, toujours plus répandue chez les étudiants, que leur école devrait les protéger de points de vue déconcerta­nts ou pénibles». Les exemples en ce sens abondent: des conférence­s annulées à la dernière minute, des journaux à grand tirage interdits sur des campus, des professeur­s semoncés pour avoir apporté un point de vue critique à la question des transgenre­s.

À mon avis, il y a un lien entre cette tendance à vouloir accommoder à tout prix les sensibilit­és des étudiants, quitte à tourner les coins ronds, et l’affaire Sicotte. S’il est évident que l’enseignant a une fâcheuse tendance à l’excès de langage, que ses méthodes sont sans doute à revoir, de là à en faire la dernière tête de Turc, à le placer sans ambages sur le podium des briseurs de vie et des agresseurs forcenés, il y a un pas à ne pas franchir. Dans un endroit voué à la formation et au dépassemen­t de soi, un professeur a non seulement le droit, mais le devoir de bousculer un peu, et même, oui, de signifier à certains qu’ils ne sont peut-être pas à leur place. Tout est dans la manière, évidemment, et on déplore que la direction n’ait pas choisi d’en parler à M. Sicotte au moment propice.

Personnell­ement, je déplore tout autant que le Conservato­ire ne se lève pas aujourd’hui pour défendre le principe même de l’enseigneme­nt: le choc d’idées, la pensée critique, l’originalit­é. S’éduquer n’est rien sinon foncer tête première dans l’inconnu. Gilbert Sicotte a sans doute beaucoup de questions à se poser aujourd’hui. Mais, de grâce, résistons à cette fâcheuse tendance à conserver les esprits dans la ouate.

De grâce, résistons à cette fâcheuse tendance à conser ver les esprits dans la ouate

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