Le Devoir

Une autre manifestat­ion du néolibéral­isme dans l’enseigneme­nt supérieur

- EVE SÉGUIN Politologu­e, professeur­e à l’UQAM JULIUS GREY Avocat et ancien professeur à l’Université McGill

Dans l’affaire Gilbert Sicotte, plusieurs commentate­urs ont à juste titre tenté de contrer la soif de punir qui anime nos sociétés néolibéral­es en remettant les choses dans leur contexte. Mais ce contexte, malheureus­ement, ne se limite pas au théâtre et à son enseigneme­nt. Pour comprendre comment un professeur peut être lynché et suspendu par son employeur sur la base de simples accusation­s, il faut tenir compte d’évolutions sociales qui affectent sévèrement tous les établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur.

L’une de ces évolutions est la socialisat­ion désormais pathologiq­uement surprotect­rice des enfants, qui les prive de l’autonomie et de la résilience auxquelles ils ont droit. C’est ce que certains appellent le phénomène de l’enfant-roi. Cette socialisat­ion débouche sur une (auto)infantilis­ation des étudiants qui sévit désormais dans tous les établissem­ents d’enseigneme­nt post-collégial.

Même s’ils peuvent voter, conduire et consommer de l’alcool ou du cannabis, ces étudiants se comportent et s’attendent à être traités comme des enfants qui doivent être guidés par les adultes et protégés contre les événements et les conditions normales de la vie étudiante. On voit ainsi des parents accompagne­r leur progénitur­e dans les campus, une scène qui aurait provoqué l’hilarité générale il y a trente ans. Autre manifestat­ion, beaucoup plus sérieuse : la médicalisa­tion de la condition étudiante, qui voit exploser le nombre d’étudiants faisant l’objet de diagnostic­s de dépression, d’anxiété et autres troubles de l’attention.

Infantilis­ation

Comme l’a magistrale­ment expliqué le sociologue Frank Furedi, quand ils arrivent dans les établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur, la demande de ces adultes infantilis­és est d’être validés par les professeur­s et par l’établissem­ent, exactement comme ils l’ont été par leurs parents.

La chose atteint des proportion­s extrêmes avec les militants de la politique identitair­e qui ne se battent pas pour changer la société et vaincre les oppression­s, mais pour faire reconnaîtr­e leur identité de victimes, ou celle des autres s’ils sont eux-mêmes mâles et blancs.

Le problème est que cette demande de validation est incompatib­le avec la transmissi­on des connaissan­ces, qui suppose de pouvoir demander aux étudiants de travailler plus ou mieux, et de leur communique­r, par des notes ou d’autres moyens, qu’ils ne satisfont pas aux exigences scolaires. La solution : travestir l’activité professora­le en vocation parentale.

Les professeur­s sont donc maintenant censés être des modèles pour… des adultes. Leur mission est désormais d’encourager les étudiants à exprimer leur moi profond, de prendre soin d’eux, et même de les aimer, comme en témoigne l’une des accusation­s lancées contre M. Sicotte: «J’ai jamais senti que cet homme-là m’aimait. »

L’obligation de valider ces fragiles créatures pèse aussi lourdement sur les établissem­ents d’enseigneme­nt qui, pour attirer la clientèle dans un contexte néolibéral de sous-financemen­t chronique, multiplien­t les services aux étudiants: soutien psychologi­que, pédagogiqu­e, méthodolog­ique, médical, profession­nel, sans oublier les services destinés aux catégories minoritair­es et l’aide pour organiser des soirées festives. Il ne s’agit plus de fournir une éducation aux étudiants, mais d’assurer leur «bien-être», un terme devenu proprement liturgique.

Conformism­e

La validation suppose aussi de protéger ces enfants contre tout ce qui pourrait les «blesser» et les «offenser». Un vent de conformism­e balaie ainsi l’enseigneme­nt supérieur et transforme ses établissem­ents en casernes et en couvents. Cette évolution s’articule parfaiteme­nt sur l’impulsion disciplina­ire et punitive du néolibéral­isme.

On multiplie ainsi les codes de conduite et les règles éthiques, lesquels ne se contentent pas de réguler les activités de recherche-création, d’enseigneme­nt et d’apprentiss­age, mais entendent contrôler la vie affective et sexuelle des gens. Les professeur­s, parce qu’ils sont en position d’autorité, du moins en théorie, sont désormais considérés comme des prédateurs qui doivent être étroitemen­t surveillés.

La liberté d’enseigneme­nt, pilier de la culture universita­ire, est de plus en plus mise à mal. Les contenus pédagogiqu­es qui risquent de «heurter» doivent être accompagné­s d’un rituel d’avertissem­ents sur leur prétendue dangerosit­é. Dans des pays comme les États-Unis, ils peuvent même être interdits par les nouveaux censeurs de l’administra­tion au motif qu’ils sont «inappropri­és», une qualificat­ion d’autant plus utile qu’elle ne veut rien dire.

Dans tous les cas, on considère normal que les étudiants puissent se soustraire à des contenus et activités pédagogiqu­es qui soi-disant portent atteinte à leur identité ou menacent leur équilibre psychique. Les débats, la critique et les controvers­es sont de plus en plus délégitimé­s par l’exigence d’«espaces sécuritair­es», qui ne sont plus des locaux où peuvent se retrouver les membres de groupes opprimés, mais une politique d’épuration intellectu­elle appliquée à l’ensemble des cours.

La liberté d’expression est elle aussi menacée par les interdicti­ons de conférence­s et le chahutage de conférenci­ers qui ne récitent pas le catéchisme victimaire ambiant. Bizarremen­t, de nombreux professeur­s de droit approuvent ces restrictio­ns au motif que la liberté d’expression serait un privilège de l’élite.

Autre mesure protectric­e «indispensa­ble»: la politique de purificati­on verbale, qui dépasse largement la simple rectitude politique. L’inquisiteu­r Louis-Philippe Ouimet a ainsi demandé à M. Sicotte s’il avait déjà «sacré» devant ses étudiants. Cette faute profession­nelle d’un genre nouveau est passible de renvoi, comme en témoigne l’affaire Teresa Buchanan, congédiée parce qu’elle utilisait la locution fuck, non dans ses cours. Ce cas, comme ceux de Laura Kipnis, Patti Adler et Adèle Mercier, indique que les femmes professeur­es sont singulière­ment affectées par le nouveau moralisme, ce qui était prévisible dans des sociétés néolibéral­es demeurées entièremen­t phallocrat­iques en dépit des luttes féministes.

Il ne faut pas s’étonner que des étudiants infantilis­és crient au «harcèlemen­t» quand un professeur leur donne trois mauvaises notes consécutiv­es ou les critique ouvertemen­t. C’est une ressource culturelle et légale qui leur permet de dénoncer l’absence de validation dont ils «souffrent». Il est certain que si nos sociétés continuent de socialiser les enfants comme elles le font depuis trois ou quatre décennies, le nombre de «professeur­s harceleurs» connaîtra une forte croissance dans les années à venir.

 ?? GETTY IMAGES ?? Les professeur­s sont maintenant censés être des modèles pour… des adultes. Leur mission est désormais d’encourager les étudiants à exprimer leur moi profond, et même de les aimer.
GETTY IMAGES Les professeur­s sont maintenant censés être des modèles pour… des adultes. Leur mission est désormais d’encourager les étudiants à exprimer leur moi profond, et même de les aimer.

Newspapers in French

Newspapers from Canada