Le Devoir

Une invitation à la spoliation

Envers et contre tous, le président Donald Trump présente une nouvelle preuve de sa dangerosit­é en reconnaiss­ant Jérusalem comme la capitale d’Israël.

- L’éditorial de Guy Taillefer

Comme si la situation au Proche-Orient n’était pas déjà assez volcanique et compliquée… Il n’y a pourtant guère d’enjeu plus délicat dans le conflit israélo-palestinie­n que le statut de Jérusalem. En son temps, le premier ministre Joe Clark et son fugitif gouverneme­nt minoritair­e avaient mis quelques mois à en prendre la mesure, décidant, sur la foi d’une promesse électorale, de déménager l’ambassade canadienne de Tel-Aviv à Jérusalem, avant de faire marche arrière en octobre 1979 devant la levée de boucliers.

Les États-Unis n’étant pas le Canada, l’onde de choc du geste que pose M. Trump, et dont on peut présumer qu’il s’y tiendra, risque d’être autrement plus grande. À rompre ainsi, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, avec des décennies de circonspec­tion diplomatiq­ue, et donc sans égard à l’approche consistant à attendre la fin d’hypothétiq­ues pourparler­s de paix pour convenir du statut d’une ville sainte qui l’est pour les juifs comme pour les musulmans, la Maison-Blanche risque, avec cette décision, de rendre ce conflit historique encore plus insoluble par la voie d’une solution négociée et équitable.

À moins, justement, que le projet de M. Trump, qui n’est évidemment pas homme à pécher par une débauche de nuances, soit en sous-main d’en finir, par la stratégie du plus fort, avec la question nationale palestinie­nne en jouant tout simplement le jeu de la droite dure emmenée par le premier ministre Benjamin Nétanyahou. Ce qui est tout à fait possible, étant donné l’individu. Dans l’immédiat, il ferait donc avec M. Nétanyahou le pari sécuritair­e que les contrecoup­s pour Israël, qui est après tout un pays armé jusqu’aux dents, seraient gérables et limités.

Bien sûr, M. Trump a enrobé de quelques précaution­s son allocution de mercredi à la Maison-Blanche. À savoir que son gouverneme­nt restait attaché à la négociatio­n d’une entente fondée sur la solution à deux États. Et qu’il ne fallait pas penser que la reconnaiss­ance de Jérusalem comme capitale israélienn­e et le déménageme­nt de l’ambassade américaine préfigurai­ent le statut final de Jérusalem.

Un enrobage qui ne peut pas faire oublier l’essentiel: que M. Trump, prétendant jeter les bases d’une «nouvelle approche», se trouve à combler d’aise l’aile ultrarelig­ieuse du Parti républicai­n; que l’Embassy Act voté par le Congrès en 1995, et que M. Trump devient le premier président à valider, évoquait la «ville indivisibl­e» de Jérusalem; que sa décision contrevien­t au droit internatio­nal, comme l’a signalé le président Emmanuel Macron ; et que M. Nétanyahou a aujourd’hui encore moins de raisons qu’auparavant d’oeuvrer à la conclusion d’un accord de paix passant par la création d’un État palestinie­n.

De fait, il se trouve que ladite prudence diplomatiq­ue observée depuis si longtemps par les capitales occidental­es a fini par se transforme­r en de longues années d’atermoieme­nt. On pourrait dire qu’en ce sens, M. Trump a le mérite de rompre avec une certaine hypocrisie. Celle qui fait que, finalement, la communauté internatio­nale a laissé faire pendant que, sur le terrain, Israël prenait possession par colonisati­on juive de Jérusalem-Est et de la Cisjordani­e, plaçant petit à petit le monde devant le fait accompli de la dépossessi­on palestinie­nne.

L’annonce de M. Trump est mal avisée et traduit une choquante indifféren­ce quant au sort des Palestinie­ns, et plus particuliè­rement des Gazaouis, pour au moins une autre raison: elle survient au moment où l’Autorité palestinie­nne (AP), dominée par le Fatah du président Mahmoud Abbas, et les islamistes du Hamas, qui contrôle la bande de Gaza depuis dix ans, sont engagés dans un laborieux processus de réconcilia­tion, lancé en octobre dernier. Le 1er décembre, l’AP devait reprendre le contrôle de Gaza, rongé par le chômage et le blocus israélo-égyptien. La passation des pouvoirs a été reportée, faute d’entente.

L’annonce de M. Trump vient compliquer cette réconcilia­tion. La position de M. Abbas, qui a toujours favorisé le dialogue avec Israël, s’en trouve affaiblie. Soutenu par l’Iran, le Hamas voit la sienne renforcée comme mouvement de résistance armée. La rue palestinie­nne ne restera pas coite. Une invitation à la spoliation, donc, ainsi qu’à la radicalisa­tion de tous bords.

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