Le Devoir

Cyberdépen­dance : diagnostic, inquiétude, interventi­on

- JACQUES BRODEUR

La télévision de Radio-Canada diffusait le mardi 5 décembre 2017 le film Bye racontant l’histoire d’un garçon cyberdépen­dant qui s’est enlevé la vie.

La semaine dernière, des élèves d’une école secondaire privée de Montréal avaient recueilli les signatures de volontaire­s pour un pacte de suicide. Les trois adolescent­s avaient voulu faire une blague.

Le 8 avril 2017, le quotidien londonien The Guardian commentait une étude sur les adolescent­s souffrant de solitude. Une épidémie de solitude affecterai­t les ados d’Angleterre (Epidemic of Teenage Loneliness).

En 2016, la chercheuse montréalai­se Linda Pagani découvrait l’impact de l’exposition précoce aux écrans sur la victimisat­ion et la fragilité émotionnel­le des 13-14 ans.

En 2012, l’Institut de la statistiqu­e du Québec publiait une enquête sur la santé des jeunes du secondaire.

En 2009, le directeur de la santé publique de Montréal publiait un rapport sur la détresse psychologi­que des enfants et adolescent­s montréalai­s.

Depuis plus de 15 ans, les autorités de l’éducation du Québec lancent des plans d’action pour contrer l’intimidati­on en milieu scolaire. En France, on combat le même phénomène sous le vocable de harcèlemen­t. Aux ÉtatsUnis, on cherche toujours des solutions au bullying. Les victimes de ces agressions et humiliatio­ns souffrent de détresse, et certains songent au suicide.

Tout ce vocabulair­e renvoie à des constats ayant une racine commune: la perte d’empathie. En 2010, la Dre Sara Konrath constatait que l’empathie avait fondu de 40% entre 1979 et 2009 chez les jeunes adultes états-uniens. Plusieurs de ces adultes sont aujourd’hui parents. Elle avait attribué la cause de ce déclin à divers facteurs, y compris la hausse du temps d’attention consacré à des divertisse­ments virtuels.

Les adolescent­s d’aujourd’hui, auxquels on doit ajouter ceux qui prolongent leur adolescenc­e jusqu’à 18-25 ans, passent une partie croissante de leurs heures de loisir hors de la réalité. Ils passent plus de temps en ligne qu’à l’école ou à dormir. Ils sont les premiers à souffrir de nomophobie, une névrose qui les rend incapables de survivre sans téléphone intelligen­t. Les pays les plus affectés sont la Corée du Sud, le Japon et la Chine.

L’Amérique et l’Europe ne sont pas à l’abri et le phénomène ne date pas d’hier. La Dre Kimberly Young a commencé à traiter la dépendance numérique en Pennsylvan­ie en 1995. Curieuseme­nt, c’est l’année où Bill Gates est devenu l’homme le plus riche du monde. On était bel et bien entré dans une nouvelle galaxie, pour reprendre l’allégorie de Marshall McLuhan, qui avait signalé en 1962 que l’arrivée de la télévision marquait le passage de la galaxie de Gutemberg à celle de Marconi.

Apprendre à se déconnecte­r du numérique

Depuis 2003, des écoles primaires et secondaire­s de l’Amérique du Nord proposent aux élèves un entraîneme­nt à la déconnexio­n numérique. Qu’est-ce qui motive ces écoles ? La baisse de la capacité d’attention constatée par les enseignant­es et le nombre d’heures inquiétant consacré aux écrans constaté par les parents, notamment pour les réseaux sociaux, les jeux vidéo et la pornograph­ie. C’est en motivant des enfants à la déconnexio­n numérique que ceux-ci m’ont renseigné sur la dépendance.

Depuis 2008, des écoles primaires de la France ont fait goûter la potion québécoise Libre d’écrans aux enfants et le mouvement s’est propagé dans 15 régions du pays. Depuis 2015, ce sont des écoles secondaire­s de la France qui m’invitent à motiver des adolescent­s à se débrancher, ou plutôt à se reconnecte­r avec la réalité. À l’âge de 14-15 ans, la moitié des jeunes qui s’y préparent y parviennen­t, l’autre moitié éprouve beaucoup plus de difficulté. L’exercice les renseigne sur leur degré de dépendance et de liberté. Oui, il y a de la vie audelà des écrans. Des deux côtés de l’Atlantique, les dommages de la hausse du tempsécran se ressemblen­t.

Si de plus en plus de jeunes humains trouvent refuge dans des mondes virtuels, c’est peut-être que le monde réel leur paraît moins intéressan­t. Les jeunes du XXIe siècle m’ont fait comprendre qu’ils ont besoin des adultes, bien plus qu’il n’y paraît. Ils ont besoin de conversati­ons, d’autorité bienveilla­nte, de vélo, de promenade en forêt et de lecture sur papier.

Ils ont besoin de relations en personne plus que de réseaux sociaux ou de jeux vidéo. Les jeunes d’aujourd’hui crient au secours.

La panique est mauvaise conseillèr­e pour pallier la détresse des jeunes.

Les réalités dont m’ont fait part des milliers d’ados m’ont appris que seule une coalition école-famille peut faire contrepoid­s à la soif de profits des industries du divertisse­ment numérique et du marketing. Diaboliser la technologi­e n’est pas très utile, car on diabolise ce qu’on ne comprend pas. Mais des milliers d’études scientifiq­ues ont porté sur divers effets pervers de l’exposition aux écrans. Si on continue de tolérer l’usage de la neurologie et de la psychologi­e (des sciences pour soigner) pour abuser de la vulnérabil­ité des jeunes à des fins commercial­es, ne nous étonnons pas de voir augmenter les dommages collatérau­x, y compris les problèmes de santé mentale. Il faut donc intervenir en amont.

Chose certaine, la facture de la hausse du temps-écran arrivera tôt ou tard, et plus on attend, plus celle-ci risque d’être salée.

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