Le Devoir

Fumées et fumisterie­s

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

L’Union des municipali­tés du Québec (UMQ), par la voix de son nouveau président, Alexandre Cusson, estime que le cannabis ne devrait pas être vendu dans certaines portions de nos cités. En commission parlementa­ire, l’UMQ s’inquiète de l’effet que cela pourrait avoir sur des quartiers défavorisé­s au prétexte qu’on y trouve déjà des problèmes de dépendance au cannabis.

On se croirait tombé de plain-pied dans un roman du XIXe siècle où les malheurs de la dépendance sont toujours liés ou presque à quelque chose de congénital. Forts de cette vision surannée de la société, devrait-on se lancer à contrer l’alcoolisme de la même façon ?

Les enseignes de la Société des alcools du Québec sont distribuée­s sur l’ensemble du territoire selon des critères commerciau­x. Mais l’UMQ estime que ces critères ne sont pas fondés quand vient le temps d’installer des commerces voués à vendre une nouvelle drogue. Il faudrait plutôt, dit-elle, les répartir en fonction de la réalité socio-économique des quartiers.

En d’autres mots, le cannabis ne devrait pas être légalisé de la même manière partout, croit l’UMQ, mais bien en fonction d’un morcèlemen­t préalable du territoire fondé sur une discrimina­tion. Qu’importe en somme pour elle le principe d’égalité en droit des individus. Et qu’importe aussi le principe de la libre circulatio­n et l’interchang­eabilité des forces humaines d’une communauté à l’autre, qui sont à la base de la vie moderne.

Certes, tous les citoyens sont égaux en droit. Mais George Orwell rappelait à raison dans La ferme des animaux que «certains sont plus égaux que d’autres ». On le voit bien ici.

Voilà en tout cas une bien curieuse suggestion des municipali­tés pour contribuer à effacer le stigmate de la pauvreté.

De tels projets paternalis­tes pour contrer les pauvres apparaisse­nt toujours avancer plus vite que les projets de réformes sociales destinés à contrer la pauvreté. Prohiber au prétexte de la pauvreté : voilà qui nous mène loin.

Oui, des quartiers malheureux existent. Avez-vous déjà remarqué qu’on y trouve d’ordinaire les pires denrées alimentair­es? Mais le paternalis­me dont nous parlons ici ne s’aventure pas jusqu’à vouloir résoudre une chose comme celle-là par des mesures d’État.

Nos sociétés aiment se cacher dans les nuages de fumée de la fausse vertu pour s’éviter de voir les racines des malheurs sociaux et n’en considérer que les effets.

À Québec, le Théâtre du Trident a écopé d’une amende du ministère de la Santé au prétexte qu’une comédienne, au beau milieu d’une représenta­tion, incarnait une secrétaire cigarette au bec. Le théâtre a du mal à respirer en ce pays. Et voici qu’on en étouffe d’une nouvelle façon les représenta­tions.

Au théâtre chez nous, il est donc désormais strictemen­t interdit de fumer pour personnifi­er un personnage. Les acteurs pourront en revanche continuer d’avoir les plus invraisemb­lables accents précieux et jouer à loisir comme des pieds: de cela, le public ne leur tiendra pas davantage rigueur que d’ordinaire. Mais fumer, ça non!

Il suffira pourtant à l’entracte de sortir du théâtre et de regarder les gens fumer à neuf mètres de la porte d’entrée. Oui, l’humanité fume encore. Mais nous nous montrons de plus en plus asservis à l’égard de fausses représenta­tions lisses de la société que nous acceptons en nous aveuglant volontiers sur la portée réelle de celles-ci dans les conscience­s.

La meilleure illustrati­on de cette fumisterie, je la dois à un récit amusé que me fit récemment un midi l’anthropolo­gue Serge Bouchard. Avec sa voix crépuscula­ire, Bouchard me racontait un séjour à Chapleau, dans le nord de l’Ontario. C’est là que, par un beau jour d’été, l’écrivain Louis Hémon perdit la vie, écrasé par un train.

En plein hiver, Bouchard avait dormi à Kapuskasin­g avant de reprendre au matin la route glacée qui conduit jusqu’à Chapleau. Une compagnie forestière l’avait invité à discourir sur les réalités autochtone­s. À Chapleau, pour lui éviter de devoir fumer dehors par un froid vif, un monsieur lui offre de s’installer dans un coin, près de la cuisine. Mais le fumeur est repéré et dénoncé par d’autres gens moins prévenants, au nom de l’indicible horreur qui consiste aujourd’hui à fumer à l’intérieur, même tout seul dans un coin, en plein hiver.

Alors survient ceci: cette journée de conférence­s débutait par une cérémonie autochtone présidée par un vieux chaman et un jeune Algonquin anishinabe. Et Bouchard de raconter que cet aîné à ses côtés se retourne en disant qu’il a oublié la sauge destinée à être brûlée. Pour la remplacer, faute de mieux, il écrase donc quelques cigarettes Du Maurier dans un récipient. Et c’est ce qui sera brûlé sous le nez des gens présents, à leur plus grande satisfacti­on, tout empreints qu’ils sont des effets anticipés de quelques prières anciennes vouées à ouvrir leurs conscience­s.

Selon l’idée qu’on se fait de la fumée dans laquelle on berce ses pensées, on peut ainsi croire que la société se porte mieux du simple fait qu’on se refuse à voir une cigarette ici ou du cannabis là. L’illusion des apparences dont nous nous berçons est après tout la grande drogue de notre temps.

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