Lucas Debargue, pianiste singulier
RÉCITAL LUCAS DEBARGUE Scarlatti: Sonates K. 534, 491, 253, 531. Chopin : Barcarolle op. 60. Scherzo n° 2. Fauré Barcarolle n° 1 et n° 4. Ravel: Gaspard de la nuit. Maison symphonique de Montréal, samedi 9 décembre 2017.
Les nouveaux artistes sont si nombreux que l’on se demande comment ils peuvent se démarquer. Le seul fait de s’adresser, désormais, à un auditoire qui a, à portée d’oreille, la panoplie complète de tout ce qui s’est enregistré depuis un siècle est pour le moins intimidant. Alors certains (ou certaines) font usage de tenues affriolantes, d’autres multiplient les effets, alors que beaucoup semblent invoquer les cieux en quête d’inspiration mystique.
Lucas Debargue s’est démarqué lors du Concours Tchaïkovski en 2015. Il s’est, depuis, imposé sur la scène musicale internationale. Samedi, Montréal a pu comprendre pourquoi. Premier enseignement: le public a vraiment cherché à comprendre. Point de sanatorium, samedi, tant la Maison symphonique semblait suspendue au discours du pianiste.
Plutôt que de détailler les vertus interprétatives de la Barcarolle de Chopin par rapport à la Sonate en ré majeur, K. 491, de Scarlatti, il me semble intéressant de tenter de cerner ce qui fait la singularité du jeu et de la musicalité de Lucas Debargue. Et cela apparaît d’emblée: Debargue fait un usage très généreux de la pédale et fonde son art sur la rémanence et le tuilage des sons.
Le philosophe des sons
L’art de Lucas Debargue est une vraie philosophie sonore avant d’être un art pianistique. Le pianiste vise un tel continuum qu’on se prend à lire autrement sa réflexion parue dans Le Devoir du 14 novembre dernier lorsque, du concert, il fustigeait «cet horrible entracte avec petits fours et coupes de champagne». Dans les faits, l’entracte mondain est incompatible avec son art et ses visées, car il brise ce continuum.
C’est pour cela, aussi et surtout, que son désormais légendaire Gaspard de la Nuit est phénoménal. Pas tant pour les déchaînements de Scarbo, mais pour les atmosphères blafardes du Gibet et, surtout, les fantomatiques enchevêtrements des deux dernières minutes de l’oeuvre. Car la suprême qualité de Lucas Debargue est que la recherche de l’imbrication sonore ne noie pas la musique et ne brouille pas les lignes, y compris dans Chopin.
Il y avait des pianistes, assez nombreux, dans la salle, dont Dang Thai Son, Charles Richard-Hamelin et Xiaoyu Liu. Ils mettraient d’autres mots, plus techniques, sur cet art-là. Ce dont je peux témoigner, c’est que Lucas Debargue n’est pas une tocade ou un phénomène de mode. C’est un chercheur de musique et de sons, un esprit singulier (qui a fini en mode jazz, en rappel), une vraie apparition dans un univers classique qui en a bien besoin.