Le Devoir

AUJOURD’HUI

Près d’une dizaine de travailleu­rs dénoncent les agissement­s du propriétai­re de la ferme Lise Charbonnea­u

- *Prénoms fictifs

Perspectiv­es › Achat local, maind’oeuvre mondiale. Notre dossier sur les désillusio­ns de travailleu­rs saisonnier­s venus de l’étranger.

Ils parlent à voix basse, au téléphone ou en personne, au Québec ou au Guatemala. La plupart voudront rester anonymes, «pour ne pas perdre l’occasion de travailler au Québec», dira Pablo*, mais deux témoignent à visage découvert.

Près d’une dizaine de travailleu­rs du Guatemala dénoncent les comporteme­nts du propriétai­re de la ferme Lise Charbonnea­u. Trois hommes ont été renvoyés au Guatemala depuis le début de l’année seulement, après s’être plaints de maux physiques. Trois autres ont subi des blessures dans le cadre de leur travail, de légères à une fracture. Deux de plus racontent être en attente de leur prochain contrat et pensent que c’est parce qu’ils ont dénoncé leurs conditions. Ils attribuent la non-reconducti­on à des dénonciati­ons de leurs conditions de travail et de vie auprès de l’employeur et du Consulat du Guatemala à Montréal.

Des versions que réfute Jocelyn Dugas, qui dirige cette entreprise maraîchère de Lanaudière. Au téléphone avec Le Devoir, M. Dugas attribue quant à lui ces plaintes à une mauvaise volonté de certains de ses employés du Guatemala ou à une mauvaise sélection des employés. «Les gens qui ne sont pas contents peuvent dire n’importe quoi. Il y a des gens qui ne sont pas capables de faire le travail, et ils font n’importe quoi pour ne pas faire le travail», résume-t-il lors de la conversati­on.

Les travailleu­rs ont déjà aperçu «leurs» carottes dans un grand supermarch­é de Joliette et voient des camions-remorques quitter le chemin du Ruisseau-Saint-Jean remplis de centaines de choux. Ils travaillen­t jusque tard en soirée à la lumière d’une lampe frontale. La cadence est rapide, très rapide, le patron parle fort, ses réactions sont vives ou rudes, rapportent-ils.

«C’est pour travailler qu’on voyage jusqu’ici», insiste Vincenzo*. Mais pas au point de tout accepter. «On vient d’une zone rurale au Guatemala, mais on ne veut pas devenir une chose qu’on achète. […] C’est la dignité qu’on est venus trouver au Canada.» Pour ce père de six enfants, au Tim Hortons de Saint-Esprit, la digue cède en ce soir de rencontre. Il raconte s’être fait mal au dos une fois et avoir eu la main enflée plusieurs fois sur son lieu de travail, mais il n’a pas demandé de jour de congé ni d’examen médical.

C’est la main de son jeune collègue Pablo*, enflée et bleutée, qui l’a convaincu de parler. Pablo raconte en détail comment il est tombé, s’est cassé la main et a attendu près de quatre jours avant de recevoir des soins médicaux, malgré ses demandes pour aller voir un médecin à au moins deux reprises. «La douleur était terrible, mais je suis resté comme ça en attendant que mon patron se décide à m’amener», confie-t-il, le bras dans le plâtre au moment de la rencontre.

Les travailleu­rs se retrouvent en effet souvent dépendants de leur employeur pour leurs déplacemen­ts, notamment pour les consultati­ons médicales et pour acheter de la nourriture, puisque les entreprise­s agricoles se trouvent pour la plupart en zone rurale.

Les épées de Damoclès

Les migrants agricoles paient les mêmes cotisation­s que les autres travailleu­rs québécois. Même obligation­s, mêmes droits, incluant l’assurance maladie et la CNESST (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail), mais il est plus difficile de les faire valoir pour ceux qui ne connaissen­t pas le système canadien et ne parlent pas la langue.

Juan*, lui, n’a pas reçu de soins. Il a été renvoyé directemen­t au Guatemala, où Le Devoir l’a rencontré. Après cinq mois de travail, il s’est plaint d’une douleur au dos alors qu’il s’est penché par-derrière pour recevoir des choux. Il attribue cette lésion à la cadence de travail, qu’il estime démesurée.

Il avait appelé le consulat du Guatemala à Montréal, qui a appelé le propriétai­re. «Jocelyn est venu me voir. Il m’a attrapé par le bras et m’a dit: “Tu n’as rien.” Il criait et jurait. C’est à ce moment que j’ai pris ma décision. Il m’a demandé si je voulais partir. J’ai dit oui. Je l’avais déjà vu frapper un travailleu­r, je pensais “il peut se passer n’importe quoi”. »

L’employeur lui a demandé de signer une décharge confirmant qu’il a refusé l’assistance médicale, ce qu’il a fait. «Ce n’est pas comme si on me l’avait gentiment proposé», évoque-t-il au sujet de l’assistance.

«On se sentait traités comme des bêtes. Mais même les animaux domestique­s, on les amène chez le vétérinair­e», s’indigne Antonio Yaxon, un ancien travailleu­r. Rencontré dans sa région natale, il est l’un des rares à parler à visage découvert. «Notre patron semblait fâché en permanence, et personne [aucune autorité] n’est venu visiter la ferme.»

M. Dugas assure de son côté que les travailleu­rs malades sont envoyés rapidement chez le médecin.

Un coup

À l’instar de Juan, deux autres travailleu­rs de retour au Guatemala, Antonio Yaxon et Sebastian*, nous ont spontanéme­nt mentionné lors de deux entrevues différente­s avoir été témoins d’un coup de poing donné par Jocelyn Dugas à un travailleu­r, Miguel*, qui avait mal rempli sa feuille de temps.

«C’est normal de diriger les travailleu­rs et de leur dire quoi faire. Mais pas brutalemen­t, comme il le fait», estime Sebastian, témoin de la scène.

Par écrit, Miguel, aujourd’hui reparti au Guatemala, nous a raconté sa version des faits: «J’ai voulu l’expliquer à monsieur, mais avant de trouver une solution, il m’a donné un coup de poing sur la bouche. J’ai eu du sang qui est sorti de la bouche.»

Le propriétai­re de la ferme Lise Charbonnea­u nie avoir donné ce coup à la bouche à Miguel. «Je peux jurer que je n’ai jamais fait une chose pareille», réagira-t-il lorsque confronté aux versions des trois témoins.

Antonio Yaxon a pour sa part été congédié après trois mois de travail. Il avait demandé du repos, voyant que son bras était enflé et douloureux après plusieurs jours à lever des sacs de 50livres de carottes.

«Je peux jurer que je n’ai jamais fait une chose pareille» Jocelyn Dugas, propriétai­re de la ferme Lise Charbonnea­u

«On vient d’une zone rurale au Guatemala, mais on ne veut pas devenir une chose qu’on achète. […] » C’est la dignité qu’on est venus trouver au Canada.

Vincenzo*, travailleu­r agricole à la ferme Lise Charbonnea­u

« On se sentait traités comme des bêtes. Mais même les animaux domestique­s, on les amène chez le vétérinair­e. Antonio Yaxon, un ancien travailleu­r de la ferme Lise Charbonnea­u

«Quand les gens ne sont pas bien, ils viennent ici, mais s’ils ne veulent pas travailler, on ne peut pas les endurer. […] Je l’avais averti plusieurs fois», justifie son ancien patron.

Serapio Chumil, quant à lui, dit qu’il comptait plusieurs années d’expérience sur des fermes québécoise­s. Il s’est plaint d’une «douleur insupporta­ble» aux pieds à son patron, à la ferme Lise Charbonnea­u. L’employeur l’a emmené voir un médecin qui lui a prescrit un antidouleu­r à base de morphine, mais sa douleur ne passait pas. Il est retourné voir son patron, qui lui a alors signalé qu’il serait renvoyé. Moins d’une semaine après, il était effectivem­ent renvoyé au Guatemala.

Puisqu’il n’a travaillé que trois semaines sur cette ferme, il ne peut pas déposer de plainte à la CNESST. Il compte plusieurs années d’expérience sur des fermes québécoise­s.

«C’est quelqu’un qui ne voulait pas travailler. Il n’aimait pas le froid», répond Jocelyn Dugas lorsque l’on évoque son cas.

Les mécanismes en place

Dans un milieu de travail peu accessible, sur lequel vivent, mangent et dorment les travailleu­rs, qui entend ces récriminat­ions et agit si nécessaire?

La Fondation des entreprise­s en recrutemen­t de main-d’oeuvre agricole étrangère (FERME), qui représente 900 entreprise­s et coordonne le recrutemen­t de ces travailleu­rs, dit ne pas avoir eu connaissan­ce des problèmes sur cette ferme. «Il faut faire une enquête, on ne peut pas répondre sur le cas précis de cette ferme pour l’instant», a indiqué Nathalie Pouliot, la directrice générale adjointe.

«Comme organisati­on, on ne voudrait pas que les travailleu­rs se fassent dire “tu vas être renvoyé”, car ce n’est pas la façon de les traiter. Il faut qu’il les respecte comme s’ils étaient québécois », ajoute Fernando Borja, le directeur général de FERME, sans commenter ce cas précis.

Trois travailleu­rs ont pourtant relaté avoir contacté l’organisme grâce à une carte de visite remise à l’aéroport à leur arrivée, sans porter plainte formelleme­nt. La FERME dispose en effet d’une ligne téléphoniq­ue pour les travailleu­rs avec un locuteur espagnol (au moins deux autres lignes téléphoniq­ues existent, celle de la CNESST et celle du ministère fédéral de l’Emploi, mais leurs interlocut­eurs y parlent seulement anglais ou français). À la suite des questions du Devoir, l’organisme a indiqué qu’il allait procéder à des vérificati­ons à propos de ces appels.

Des témoignage­s qui s’accumulent, comme dans le cas en présence, devraient normalemen­t déclencher des procédures. «On fait venir l’employeur après des plaintes. Le conseil d’administra­tion doit ensuite décider si on le garde comme membre. S’il est exclu, on avise alors Service Canada, on fait une plainte formelle», décrit M. Borja. «Nous les informons, mais la suite ne nous appartient pas», complète Mme Pouliot.

Service Canada est l’organe fédéral qui évalue les Études d’impact sur le marché du travail (EIMT), la première autorisati­on à obtenir pour embaucher à l’étranger. Les employeurs jugés non conformes peuvent se retrouver sur une liste noire et devenir inadmissib­les, généraleme­nt pour une période de deux ans. Seule Obeid Farms en Ontario s’y trouve actuelleme­nt.

Sans les plaintes des employés, cette chaîne de dominos n’a aucune chance d’aboutir. Or la plupart des hommes préfèrent garder le silence, se contentant de téléphoner discrèteme­nt au consulat ou à la FERME. De retour au Guatemala, ils se sentent plus à l’aise de parler, quand la peur de perdre leur emploi s’est dissipée ou quand ils l’ont déjà perdu, puisqu’ils ne sont plus

rappelés par leur employeur.

Le consulat du Guatemala a refusé de répondre aux questions du Devoir tant sur la question des travailleu­rs migrants en général que sur des cas précis, avançant pour toute réponse des raisons de confidenti­alité.

Tous affirment vouloir les entendre, des agences au Guatemala jusqu’à la FERME. Comment s’est installée cette «culture du silence», comme la nomme Fernando Borja, parmi ces hommes? «On endure. On vient ici pour travailler, pas pour se plaindre. J’ai trop de besoins», répète Vincenzo, encore à voix basse.

Difficile d’installer la confiance quand on se sent traqué, ajoute Pablo: «Le patron se met en colère trop facilement. Il n’y a personne à qui parler. »

Alors que nous accompagno­ns Pablo et Vincenzo vers le Tim Hortons du village voisin un soir pour une entrevue, un camion noir nous suit, pleins phares dans le rétroviseu­r, puis se range à nos côtés dans le stationnem­ent d’une pharmacie. C’est Jocelyn Dugas. Il est nerveux, dit-il, car deux de ses travailleu­rs ont fui sa ferme l’an dernier. «Vous avez embarqué des gens chez nous. Il faut avertir, quand vous faites ça. C’est lequel, celui-là?» Durant une bonne partie de notre entrevue avec les deux travailleu­rs, il restera stationné devant le restaurant rapide où nous nous trouvons.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada