Le Devoir

Le Château Frontenac, lieu de pouvoir et reflet d’une société fortunée

Lieu de pouvoir, reflet d’une société fortunée, l’hôtel a autant connu le racisme qu’accueilli les grands de ce monde

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Le Château Frontenac est le grand monument le plus familier du Vieux-Québec. Il se dresse si haut dans la conscience de la ville qu’il se passe même d’enseigne à sa porte. Il est posé sur son rocher comme s’il s’agissait d’une évidence de toute éternité. L’édifice domine les lieux depuis son ouverture officielle le 18 décembre 1892.

Avec ses tours, ses pignons et ses toitures de cuivre, les enfants l’associent volontiers au château de Walt Disney. Après tout, le château de la fée Clochette était, tout comme le Château Frontenac, modelé à partir d’une interpréta­tion très libre des châteaux de la Loire et des forteresse­s du Moyen Âge.

Au XIXe siècle, l’homme d’affaires William Van Horne prétendait, dans une image de sa puissance, qu’il voyait l’océan Pacifique depuis la fenêtre de son bureau montréalai­s de magnat du chemin de fer. Grand patron de la compagnie Canadien Pacifique, Van Horne considérai­t l’érection d’hôtels de luxe comme un signe manifeste du triomphe des barons de la haute finance avec lesquels il était lié.

Le Château Frontenac devait au départ être une structure moderne. Mais les financiers du projet préférèren­t un style princier dérivé des bâtiments de la royauté française. Est-ce sans rapport avec l’idée qu’ils se faisaient de leur propre position sociale ?

Dessiné par l’architecte américain Bruce Price, le nouvel hôtel luxueux est construit sur un lieu occupé auparavant par le château Haldimand, lequel succédait à un autre bâtiment voué à représente­r le pouvoir: le château Saint-Louis, nommé en l’honneur du roi Louis XIII.

Pourquoi ce nom de Château Frontenac? En l’honneur de Louis de Buade, comte du nom, premier gouverneur et figure idéalisée de la NouvelleFr­ance pour laquelle une intensific­ation des sentiments nationaux renouvelle l’intérêt au XIXe siècle. Baptiser ce bâtiment du nom de Frontenac, le coiffer partout de ses armoiries, c’est dire aussi que le pouvoir anglais est l’héritier naturel de celui-là, qu’il n’y a pas en somme de vraie rupture avec la conquête en 1759 mais simplement continuité. Le pouvoir britanniqu­e plonge ainsi ses racines plus loin afin d’établir une filiation symbolique propre à mieux assurer son autorité dans la durée.

La guerre

Solide comme le roc sur lequel il s’enracine, fort d’une vue sur le fleuve à couper le souffle, cet hôtel unique va vite constituer une référence incontourn­able pour l’exercice du pouvoir.

En août 1943, alors que les horizons de la Seconde Guerre mondiale s’éclaircire­nt en faveur des alliés, une grande conférence internatio­nale se déroule au Château. Des décisions stratégiqu­es pour la poursuite de la guerre ont lieu entre Winston Churchill, Franklin D. Roosevelt et William Lyon Mackenzie King. Entre Churchill et Roosevelt, on parlera aussi en secret du programme nucléaire.

Le lieu deviendra aussi le point de chute des personnali­tés du monde. Aussi bien Charles de Gaulle que la reine Elizabeth II y logent, tout comme Ronald Reagan ou Grace de Monaco.

Politique

Plusieurs premiers ministres du Québec installero­nt au Château leurs quartiers personnels lors de leurs séjours dans la vieille capitale ou encore y tiendront des rencontres officielle­s.

Le plus célèbre pensionnai­re québécois du Château est sans conteste Maurice Duplessis. Tandis que le premier ministre canadien est installé depuis 1951 dans une vraie maison officielle située au 24 de la rue Sussex à Ottawa, le premier ministre Duplessis continue pour sa part de vivre à l’hôtel toute sa vie, dans la suite 1107. Duplessis y a ses habitudes de vieux garçon et bénéficie de la discrétion de la maison. À sa chambre, dit-on, les journaux sont à la traîne, tout comme ses disques d’opéra. Duplessis dispose aussi d’un bureau dans l’édifice.

Le premier ministre Daniel Johnson établira lui aussi ses quartiers au Château Frontenac. Le matin, il y passe volontiers de longues heures au téléphone plutôt que de se rendre à son bureau officiel.

Quand Jacques Parizeau, à la suite de son élection comme premier ministre en 1993, affirme qu’il est temps que cette fonction ne soit pas assujettie à un statut de locataire d’hôtel, on lui en fera reproche.

Folklore

À la hauteur de la promenade Dufferin, dans l’espoir d’attirer une nouvelle clientèle sensible à la tradition québécoise, l’hôtel propose à compter des années 1970 «une réplique de l’un des premiers villages canadiens-français». La cuisine «traditionn­elle» est soudain à l’honneur. Le personnel est vêtu de tenues «paysannes». Le Château décide de mimer ce que son architectu­re a nié de bout en bout: le monde populaire ramené à sa portion capable d’être commercial­isée, c’està-dire le folklore.

Dans les années 1920, dans un même esprit, le Château Frontenac avait déjà accueilli différents festivals de chansons traditionn­elles, d’artisanat et des manifestat­ions du genre capables de condenser une société en un horizon touristiqu­e commode.

Racisme

Dans son édition du 6 août 1945, le jour où la bombe atomique détruit la ville d’Hiroshima, Le Devoir rapporte qu’un couple de Noirs américains gagne la première manche d’une bataille juridique contre le Château Frontenac. Le docteur George Dows Cannon et sa femme, Lillian Moseley, ont obtenu «une injonction temporaire» de la part d’un juge pour que l’hôtel et son personnel cessent «de leur interdire l’accès à la salle à manger et aux autres pièces accessible­s aux hôtes réguliers». Ils demandent 900$ en dommages causés par les pratiques discrimina­toires de l’hôtel. Le Dr Cannon affirme qu’il a payé le prix de sa chambre comme tout le monde, soit 12 $, et qu’il a donc droit aux mêmes services que les autres pensionnai­res de l’hôtel. Médecin important de New York, le Dr Cannon était connu aux États-Unis pour ses efforts voués à améliorer la condition des Noirs de Harlem.

Depuis combien de temps cette discrimina­tion au Château Frontenac était-elle monnaie courante ?

Ce racisme qui se manifeste derrière les lourds rideaux ourlés du chic hôtel, l’écrivain Roger Lemelin le dénonce aussi à sa façon dans Les Plouffe. Dans l’adaptation cinématogr­aphique de son oeuvre confiée au cinéaste Gilles Carles, un serveur du Château qui refuse de parler français dans une arrogance toute coloniale se voit malmené jusqu’à ce qu’il admette sa capacité à le faire.

Longtemps, le Château fut réservé à une élite économique qui se serrait les coudes pour n’y laisser entrer qu’elle. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, avec le développem­ent rapide du tourisme de masse, que le Château fut fréquenté par des promeneurs de nouveaux horizons.

Les divers agrandisse­ments que le bâtiment a connus au fil des époques témoignent des mutations de la richesse et du luxe que l’institutio­n continue de symboliser. En 1993, dans les derniers grands travaux importants, on ajoute une piscine. Qui eût pu seulement penser, au moment de sa constructi­on au XIXe siècle, que se baigner dans une ville d’hiver deviendrai­t une activité allant de soi pour des vacanciers ?

Longtemps, le Château fut réservé à une élite économique qui se serrait les coudes pour n’y laisser entrer qu’elle

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PHOTOS RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR Le Château Frontenac domine le Vieux-Québec depuis son ouverture officielle le 18 décembre 1892.
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 ??  ?? La piscine a été ajoutée lors des derniers grands travaux d’importance, en 1993.
La piscine a été ajoutée lors des derniers grands travaux d’importance, en 1993.

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